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Chroniques vingt-et-unièmes — Une porte sur le paradis — 28 décembre 2020

  Une porte sur le paradis Hamid est l’invité surprise de ce réveillon de Noël. Xavier ne s’est pas opposé, Ludivine est enthousiasmée. Épouser la tradition, transformer les paroles en faits . C’est le moment, que l’on croit ou non au divin enfant, de faire acte de charité chrétienne. Il s’est laissé faire : Noël n’a pas de valeur sacrée dans sa religion mais il a décidé d’épouser les coutumes du pays qui l’accueille. C’est Émeline qui a imposé cette idée, elle se souvient du choc il y a un mois tout juste quand elle a pénétré dans le grand hall de béton. Sur place, une agitation de fourmilière. La police, le SAMU social, les associations d’aide aux réfugiés. Elle fait partie de l’une d’elles, elle a décliné son identité, montré son accréditation, et elle a pu rentrer alors à l’intérieur de l’immense salle de sport. Un alignement de matelas posés sur le revêtement synthétique, telle fut sa première vision. Une chaleur étouffante, une moiteur aussi. Dans le fond, une file d’attente vers

Chroniques vingt-et-unièmes — Jour et brouillard — 21 décembre 2020

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  Jour et brouillard Un ciel plombé qui se mélange aux ardoises des toits, c’est la seule vue qu’obtient Quentin de la petite fenêtre embuée. En bas, des sirènes d’ambulance percent à peine le brouillard. Silence ouaté, atmosphère calfeutrée. Noël approche, sans bruit, dans une ambiance qui doit rappeler pour certains une « drôle de guerre ». Assis sur le lit, il essaie de suivre le cours en distanciel sur son ordinateur portable hors d’âge acheté trois fois rien dans un magasin d’économie circulaire. Mais les images ont des ratés, figent le professeur qui débite son cours dans des attitudes parfois grotesques. Problème de mémoire ou incident réseau. Pas étonnant, son câble Ethernet est dénudé. Il s’en moque pourtant, ses paupières luttent, son esprit fait remonter, comme des bulles à la surface d’une mare tranquille, les souvenirs de sa dernière soirée clandestine à Marseille. Il a pris tous les risques pour en être : fausse attestation de sortie pour « urgence familiale », trajet int

Chroniques vingt-et-unièmes — Match nul — 14 décembre 2020

  Match nul —  Et voilà, pat ! Xavier a déplacé sa reine, c’est le match nul. Un score honorable pour lui face à Sébastien qui fait mat la plupart du temps. Celui-ci plisse les yeux, relève doucement sa tête appuyée sur ses deux mains. —  C’est vrai, admet-il, je ne l’ai pas vu venir celui-là… Il a voulu désarçonner d’emblée son adversaire avec un gambit à l’ouverture où il n’a pas hésité à sacrifier deux pions. Mais Xavier qui avait les Noirs s’en est très bien sorti avec une défense sicilienne qui l’a amené au nul. Il progresse , pense Sébastien en s’étirant. Il est 17 heures ce samedi et le jour déjà s’affaisse. Quelques rafales de vent sous un ciel vitrifié secouent les vitres du salon et font crépiter les braises rougeoyantes dans la cheminée de marbre. —  Alors ce déconfinement ? —  Tu ne vas pas t’y mettre aussi, soupire Xavier qui vient de fermer le jeu d’échecs. C’est le sujet du moment, c’est l’ordre du jour imposé. La France est restée suspendue une semaine aux annonces d

Chroniques vingt-et-unièmes — Existons-nous vraiment ? — 7 décembre 2020

  Existons-nous vraiment ? Jusqu’à 12 h 30, le professeur Marcus a attendu l’événement devant la télé de son salon, l’un des événements les plus importants de l’année selon lui : l’attribution du Prix Goncourt. Et le choix ne le déçoit pas : L’anomalie , d’Hervé Le Tellier. Un roman qui a réuni les éloges quasi unanimes de la communauté des critiques, ce qui n’a pas toujours été le cas des Goncourt : « Hervé Le Tellier est d'une érudition bluffante… » ; « Littérature (…) intelligente et divertissante. » ; « Un page-turner efficace, un best-seller imminent, mais aussi un ouvrage expérimental, ultralittéraire… » ; « En bousculant les frontières du réel, c’est la confrontation à soi-même qu’il explore. De manière jubilatoire, en passant l’essentiel au décapant de l’absurde et de l’ironie. Virtuose. » « Très drôle, diaboliquement intelligent… » ; « Un roman 2.0 à la fois vertigineux et facétieux… » ; « Un thriller palpitant, une œuvre littéraire envoûtante… ». On le qualifie même de «

Chroniques vingt-et-unièmes — Peut-être qu’à cinquante… — 30 novembre 2020

  Peut-être qu’à cinquante… Par un très improbable concours de circonstances, le professeur Marcus et Ludivine partagent la même aversion pour le Black Friday, un sujet qui a monopolisé l’attention des médias ces derniers temps.  Le premier parce que son rejet de la technologie en fait, selon l’un de ses amis psychologues, un « piètre candidat à l’achat en ligne ». La seconde parce qu’elle n’y voit qu’une démonstration indécente du consumérisme qui dévore la planète. Car même si on continue à l’appeler le Black Friday, il ne sera pas noir pour tout le monde, dit-elle. Les grands distributeurs du Net se frottent les mains à l’avance. « Pink Friday » lui semblerait plus approprié…. Fallait-il l’annuler ou le maintenir ? Finalement, il sera décalé d’une semaine. Reculer pour mieux sauter… Xavier, lui, n’a pas vraiment d’avis. Il ne changera pas ses habitudes, refusant par principe de se laisser dicter sa conduite par tout mouvement de masse ou par une mode du moment. D’ailleurs, l’affaire

Chroniques vingt-et-unièmes — De tous les combats — 23 novembre 2020

De tous les combats Le couperet est tombé : 15 janvier, les bars et les restaurants ne rouvriront pas avant le 15 janvier. Ludivine et Quentin reviennent de la fac de Nanterre et n’en croient leurs oreilles. On veut donc les achever. La vie se réduirait ainsi à « métro, boulot, dodo ». C’est ce qu’a dit Ludivine mais Quentin n’aime pas cette expression, elle lui rappelle trop son grand-père, combattant de 68. Il ne manquerait plus qu’on entende « Il est interdire d’interdire » ! Pas de compromission de classe avec la génération qui leur a légué la planète dans cet état. La seule bonne nouvelle dans cette grisaille semble être la sortie prochaine d’un vaccin. Mais pas pour tout le monde et surtout pas pour eux. Ils refuseront de se faire vacciner comme 50% des Français. C’est un tempérament national. 60% ont reconnu aussi avoir fraudé avec l’attestation de sortie, c'est-à-dire d’avoir indiqué une cause inexacte. Et on ne compte plus les fêtes cachées, les salons de coiffures et les

Chroniques vingt-et-unièmes — Fureur et recueillement — 16 novembre 2020

Fureur et recueillement Dans son bureau de Jussieu, le professeur Marcus trie des papiers. Et s’en débarrasse. Des papiers, on en aura de moins en moins besoin, la priorité va au « distanciel ». Fini bientôt le « présentiel ». L’épidémie ne faiblit pas. Mais il rechigne, les Zoom , Skype , Join.me , GoToMeeting et autres logiciels de visioconférence lui donnent mal à la tête, ce n’est plus de son âge. Les jeunes, eux, sont nés avec un smartphone dans une main et un abonnement à Netflix dans la tête. On ne fera pas machine arrière. Modernité contre tradition ? C’est le genre de débat inutile qui agite chaque génération. Donc, ne pas débattre. Il allume un transistor antique. On y parle encore de Trump et de Biden. La campagne électorale américaine a connu son dénouement. Du moins le pense-t-on car la raison devrait l’emporter. Et c’est heureux. Car depuis des semaines les médias se sont mis à l’heure américaine, comme si les Français pouvaient influencer le vote de l’autre côté de l’oc

Chroniques vingt-et-unièmes — Novlangue par une nuit claire — 9 novembre 2020

Novlangue par une nuit claire Le reconfinement. On ne peut pas dire – c’est vraiment un euphémisme – qu’il suscite l’adhésion de tous. Pour certains, on n’est pas allé assez loin et on met en danger la vie de ceux qui vont travailler ou enseigner ; pour d’autres, c’est la destruction assurée de l’activité économique, dont la leur. Difficile « chemin de crête », selon l’expression du moment. Un fil de funambule. Il faut presque être acrobate pour se lancer dans la politique et gouverner. La crise sanitaire, les attentats sont sources d’insomnie. Xavier, anxieux en temps normal, n’y échappe pas. À 2 heures du matin, il s’est levé. Sa femme Émeline dort profondément. Il a jeté un regard par la fenêtre du salon. Sur la pelouse jonchée de feuilles, les arbres sous une lune pleine se dressent comme des spectres d’argent. Il repense à la conversation téléphonique de la veille au soir avec Sébastien, qui a remplacé, pandémie oblige, leur habituelle partie d’échecs. Il a parlé d’une « situation