Chroniques vingt-et-unièmes — Une porte sur le paradis — 28 décembre 2020

 Une porte sur le paradis


Hamid est l’invité surprise de ce réveillon de Noël. Xavier ne s’est pas opposé, Ludivine est enthousiasmée.

Épouser la tradition, transformer les paroles en faits. C’est le moment, que l’on croit ou non au divin enfant, de faire acte de charité chrétienne.

Il s’est laissé faire : Noël n’a pas de valeur sacrée dans sa religion mais il a décidé d’épouser les coutumes du pays qui l’accueille.

C’est Émeline qui a imposé cette idée, elle se souvient du choc il y a un mois tout juste quand elle a pénétré dans le grand hall de béton. Sur place, une agitation de fourmilière. La police, le SAMU social, les associations d’aide aux réfugiés.

Elle fait partie de l’une d’elles, elle a décliné son identité, montré son accréditation, et elle a pu rentrer alors à l’intérieur de l’immense salle de sport.

Un alignement de matelas posés sur le revêtement synthétique, telle fut sa première vision. Une chaleur étouffante, une moiteur aussi. Dans le fond, une file d’attente vers les douches. Et bien sûr une mélodie apaisante en sourdine.

Lui l’a reconnue immédiatement, il devait guetter l’entrée depuis des heures. Il s’est approché d’elle dans la cohue, hirsute, une barbe qui commençait à s’allonger, affublé d’un jogging noir dont les pattes recouvraient ses chaussures.

C’était Hamid, elle a reçu son SMS très tôt ce matin-là. Il a échoué à cet endroit après l’évacuation du camp de la place de la République, amené par les forces de l’ordre. Le gymnase réquisitionné sert régulièrement de centre de transit. On y prend les identités, on interroge sur le parcours.

Celui d’Hamid est semblable à beaucoup d’autres, il s’est enfui de Kaboul depuis six mois déjà, épuisé et révolté de se terrer comme un chien. La capitale de l’Afghanistan, le dernier bastion, n’est plus sûre du tout. Les talibans y posent des bombes comme à la parade et la presque totalité du pays est devenue leur arrière-cour. Kaboul va succomber, il en est persuadé. Alors, il fallait partir.

Il y a dix ans, après le retrait des dernières troupes françaises, il a essayé de quitter son pays de façon officielle. Traducteur apprécié des officiers, il pensait obtenir son visa pour la France en cas de coup dur, comme cela lui avait été plus ou moins promis lors de son engagement. Mais le coup n’a sûrement pas été assez dur, le visa ne lui a jamais été accordé. Il est devenu un harki moderne, une résurgence de ces supplétifs algériens que la France a lâchement laissé tomber en 62, soit en les rapatriant et en les maintenant dans des camps sur le territoire national, soit en les abandonnant sur place à la vengeance de leurs compatriotes avides de découvrir les affres de la liberté.

Alors, le long périple avec un seul objectif : gagner le Graal, gagner l’Angleterre. Le passage de la frontière iranienne sous les bâches d’un camion, Téhéran, Istanbul, Izmir, l’attente interminable du bateau clandestin, l’exultation lors de l’arrivée à Athènes, puis à Bari. Le désenchantement d’être renvoyé à Salonique, les camps d’internement, les nouvelles tentatives, et enfin celle réussie pour Ancône d’où il rejoint Rome avant de s’agglutiner avec des milliers d’autres à Vintimille devant la frontière française. De là, Calais par train, en échappant par miracle aux contrôles, puis Dunkerque. Et arrivé sur place, encore des campements de fortune, à la Grande-Synthe évidemment, avant d’être délogé régulièrement par la police. Finalement, le repli par lassitude sur Paris, boulevard de la Chapelle, le démantèlement du camp pour raisons sanitaires, la réinstallation au pied du Stade de France, le nouveau démantèlement et enfin la place de la République où des associations les ont installés, lui et ses compagnons, pour afficher leur « visibilité ». Une errance digne d’Ulysse, une détermination  à gagner une Ithaque de substitution qui s’éloigne jour après jour.

Émeline avait pris Hamid sous son aile depuis quelque temps, c’est le rôle de chacun des membres de l’association. Elle ne s’interroge pas sur les causes de cette situation et d’ailleurs n’en a pas la volonté. De tout temps, les territoires les plus riches ont exercé un attrait incandescent sur les autres. C’est dans l’ordre des choses et il en sera toujours ainsi. Elle sait que la France ne peut pas accueillir « toute la misère du monde », cela a été suffisamment répété. Mais la proposition perd de sa substance devant chaque cas individuel, quand ses yeux se perdent dans les regards de détresse. Elle n’est pour eux qu’une minuscule bouée dans une mer démontée. Pour un qui s’y accroche, des dizaines qui se noient.

Xavier, trop rationnel, n’encourage pas ce dévouement mais le tolère, il se place à un niveau supérieur, celui des grands équilibres géopolitiques. Il n’a pas forcément tort, sans avoir forcément raison. Tout est affaire de point de vue, ce qui amène à des problèmes sans solution globale, sans consensus. Et c’est aussi pourquoi il comprend qu’il n’existe que ces petites touches réparatrices pour adoucir la violence du monde.

Le début du repas est hésitant, Émeline essaie de créer du lien, lance des passerelles, on parle des sujets qui ne fâchent pas mais des allusions se glissent, naturellement. Ludivine a du mal à retenir sa langue et Xavier ses haussements d’épaules. Hamid sourit, fait mine de ne pas comprendre, ne se risque pas dans la conversation, ce serait irrespectueux, mais en tant qu’ancien professeur de français rien ne lui échappe, et il est éberlué quand on évoque la « faute » de Macron qui n’aurait pas respecté le nombre de convives à table, la fronde provoquée par la fermeture des spectacles, salles de sport et remontées de ski, le concours de Miss France qui participerait « d’une instrumentalisation du corps des femmes » (tiens, que penser des footballeurs dont la fortune ne tient qu’à l’agilité du pied… et de ces sites de rencontres où il n’est question que d’âge et de mensurations ?), le débat sur la vaccination obligatoire (il aimerait que le surplus des vaccins non utilisés soit envoyé dans son pays), l’empreinte carbone de la 5G, le sapin de Noël considéré à Bordeaux comme un vulgaire arbre mort… Pour lui, des criailleries d’enfants gâtés. Mais il ne dira rien, on ne va pas déchaîner l’orage sur une belle partie de campagne.

La France est un paradis peuplé de gens qui se croient en enfer.

Il s’intéresse un peu à la littérature d’ici et reprend totalement à son compte la phrase de Sylvain Tesson. Cet auteur, on peut lui faire confiance, voyageur infatigable qui parcourt le monde pour essayer d’extirper ce qui se cache dans sa tête. Il suffit de sortir des frontières pour voir où se trouve le véritable enfer : Afrique subsaharienne gangrenée par le djihadisme, Bangladesh régulièrement submergé par les inondations, travailleurs expatriés transformés en esclaves modernes dans certains pays du Golfe… Et lui Hamid, il en a tant vu aussi lors des pays traversés, sans parler du sien toujours hors de contrôle, peut-être pour l’éternité. On n’a que l’embarras du choix.

Et il pense que l’enfer, ce n’est pas les autres, c’est ce qu’on porte en soi.

Mais aujourd’hui, pour lui, c’est le paradis, du moins une porte ouverte vers le paradis. Ou entrebâillée, il corrige encore à la baisse, car il a appris à être prudent. Après le couvert – c’est déjà ça –, un gîte l’attend dans la chambre d’ami.

Il est minuit maintenant, l’heure de la distribution, il a sorti de son sac à dos usé trois petits paquets soigneusement emballés contenant des objets qui ne l’ont pas quitté depuis son départ de Kaboul : un canif au manche incrusté de nacre qui plaira à Xavier, une boussole pour Émeline et un minuscule éléphant d’ivoire porte-bonheur à destination de  Ludivine. Tout lui vient de son père mais il peut maintenant s’en délester, il ne devrait plus en avoir besoin, son parcours sinueux semble avoir trouvé son épilogue à Paris. Avec le Brexit, le Covid mutant, l’Angleterre ne l’attire plus.

En retour, il découvre ses propres cadeaux. Il est rhabillé de la tête aux pieds par Émeline qui s’est renseignée discrètement sur ses tailles de chemise et de pantalon. Xavier a posé un sac à dos tout neuf sur la table enluminée et Ludivine a sorti Les cerfs-volants de Kaboul dont il a beaucoup entendu parler mais qu’il n’a jamais lu. Touchantes attentions.

Il ne manque qu’un Noël blanc, cette image sublimée qui traîne dans son pays parmi les rêves d’Europe.

Mais il s’en passera, on ne peut pas tout avoir, la porte est déjà entrouverte…

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

28 décembre 2020 

Commentaires

  1. Jolie chronique pleine de sens et de poésie pour réfléchir à la représentation du Paradis et de l'Enfer dans un monde aux multiples facettes...

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  2. Intéressant. Je suppose que cette chronique est portée par une documentation. Quelles ressources ont pu être utilisées? Première main? Deuxième main?

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    1. Oui, différents articles lus depuis plusieurs mois.

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