Chroniques vingt-et-unièmes — Existons-nous vraiment ? — 7 décembre 2020

 Existons-nous vraiment ?


Jusqu’à 12 h 30, le professeur Marcus a attendu l’événement devant la télé de son salon, l’un des événements les plus importants de l’année selon lui : l’attribution du Prix Goncourt. Et le choix ne le déçoit pas : L’anomalie, d’Hervé Le Tellier. Un roman qui a réuni les éloges quasi unanimes de la communauté des critiques, ce qui n’a pas toujours été le cas des Goncourt : « Hervé Le Tellier est d'une érudition bluffante… » ; « Littérature (…) intelligente et divertissante. » ; « Un page-turner efficace, un best-seller imminent, mais aussi un ouvrage expérimental, ultralittéraire… » ; « En bousculant les frontières du réel, c’est la confrontation à soi-même qu’il explore. De manière jubilatoire, en passant l’essentiel au décapant de l’absurde et de l’ironie. Virtuose. » « Très drôle, diaboliquement intelligent… » ; « Un roman 2.0 à la fois vertigineux et facétieux… » ; « Un thriller palpitant, une œuvre littéraire envoûtante… ». On le qualifie même de « roman de romans ».

Ce Le Tellier fait partie des auteurs qu’il apprécie parce qu’il est exigeant, et il le prouve encore dans ce dernier roman en passant avec virtuosité d’un genre à l’autre, qu’il s’agisse du polar, de la dystopie, de la romance ou du conte philosophique, le tout sur fond de science-fiction, sur fond de doute, d’interrogation : sommes-nous vraiment ce que nous semblons  être ?  Existons-nous  vraiment ?

Science-fiction à moins que…

Ce sera le sujet de la prochaine séance du Liber Circulo, dès qu’il pourra le rouvrir, il l’espère, début janvier.

Depuis sa jeunesse, il s’intéresse à l’Oulipo, « l’Ouvroir de la littérature potentielle », ce cercle qui puise ses racines dans la pataphysique, fondé par un mathématicien (François Le Lionnais) et un écrivain (Raymond Queneau), et que préside Le Tellier depuis un an. Sous ce signe hermétique, on y prône la littérature par la contrainte, mais également par la méthode scientifique, sources de créativité selon le lauréat.

La méthode scientifique ? Cela ne saurait déplaire à Marcus, il ne peut qu’y adhérer. Il se souvient de Cent mille milliards de poèmes du même Queneau, un véritable manuel pour composer à volonté des poèmes respectant les formes du sonnet, afin de fournir, selon les mots exacts de l’auteur « de la lecture pour deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre) ». Mais surtout, il a une admiration particulière pour La Disparition, un monument, un roman très particulier et « sous contrainte » de Georges Perec, membre éminent de l’Oulipo, qui en 300 pages ne fait pas appel une seule fois à la lettre « e », pourtant la plus commune de la langue française.

Tout cela semble dérisoire, semble brasser du vide, mais ce sont ces vides, ces riens, ces bords du chemin, qui aident à supporter la tragédie humaine.

Celle-ci s’illustre encore par la mort de Giscard d’Estaing. On va lui rendre hommage. Marcus pense qu’on reconnaitra peut-être post mortem que son septennat, resté entaché sur la fin par la supposée « affaire des diamants », fut une période de révolutions sociétales : la loi sur l’IVG, l’abaissement de la majorité à 18 ans, le divorce par consentement mutuel, le remboursement de la contraception, la participation des femmes au gouvernement… À une époque où la dette française ne représentait que 20% de son PIB, ou être libéral consistait à sortir de la période des prix administrés par l’État.

Cela paraît un autre temps, c’était un autre millénaire.

Les témoignages sur la « modernité » du disparu bousculent un peu l’actualité immédiate. On disserte moins sur l’article 24. Il soupire. Quel tohu-bohu ! Il n’est pas foncièrement contre ce nouveau dispositif, pourtant le gouvernement pouvait s’en passer. Ses notions de droit sont lointaines mais il a en tête l’un des articles phares du Code civil sur la responsabilité, l’article 1382 : « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Tout n’est-il pas dit dans cet élégant et concis énoncé ? Les policiers ne sont-ils pas déjà protégés ? Pourquoi en ajouter et déchaîner les passions ? Depuis Napoléon, l’article n’a pas pris une ride. Mais il y a toujours la volonté du politique de marquer le territoire, de montrer qu’il agit, et de s’en remettre au législateur, malgré l’amoncellement de lois nouvelles dont les décrets d’application sortent avec peine – ou ne sortent pas du tout.

Cette frénésie de lois a été dénoncée depuis longtemps, déjà en 2010 par un Parlement surmené, et plus lointainement lors d’un constat du Conseil d’État en 1991 qui dénonçait les effets d’une « logorrhée législative et réglementaire », avec cette formule : « Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille discrète. »

Mais Marcus, lucide, sait que les choses ne changeront pas. Parce que le temps politique essaie de faire la course avec le temps médiatique, une course perdue d’avance qui ne fera que s’amplifier.

Il se rassure avec cette pensée : « Existons-nous vraiment ? ». Il remercie Hervé Le Tellier.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

7 décembre 2020 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024