Chroniques vingt-et-unièmes — Novlangue par une nuit claire — 9 novembre 2020

Novlangue par une nuit claire


Le reconfinement. On ne peut pas dire – c’est vraiment un euphémisme – qu’il suscite l’adhésion de tous. Pour certains, on n’est pas allé assez loin et on met en danger la vie de ceux qui vont travailler ou enseigner ; pour d’autres, c’est la destruction assurée de l’activité économique, dont la leur. Difficile « chemin de crête », selon l’expression du moment. Un fil de funambule. Il faut presque être acrobate pour se lancer dans la politique et gouverner.

La crise sanitaire, les attentats sont sources d’insomnie. Xavier, anxieux en temps normal, n’y échappe pas. À 2 heures du matin, il s’est levé. Sa femme Émeline dort profondément. Il a jeté un regard par la fenêtre du salon. Sur la pelouse jonchée de feuilles, les arbres sous une lune pleine se dressent comme des spectres d’argent.

Il repense à la conversation téléphonique de la veille au soir avec Sébastien, qui a remplacé, pandémie oblige, leur habituelle partie d’échecs. Il a parlé d’une « situation compliquée » et là, son ami a explosé :

—  Alors toi aussi, tu verses dans la novlangue !

—  Pardon ?

—  Oui, 1984 d’Orwell, tu connais ? On en parle suffisamment… La novlangue d’Orwell, on l’entend tous les jours. Par exemple, les choses ne sont plus difficiles, ahurissantes, alambiquées, anormales, ardues, bizarres, brouillonnes, confuses, complexes, critiques, curieuses, délicates, déconcertantes, embrouillées, embarrassées, emmêlées, extravagantes, étonnantes, étranges, graves, inaccoutumées, inattendues, incroyables, insolites, mystérieuses, nébuleuses, obscures, renversantes, saisissantes, saugrenues, sibyllines, singulières, stupéfiantes, subtiles, surprenantes, ténébreuses, tourmentées, troublées… – je peux en citer encore beaucoup d’autres. Non, elles sont simplement devenues compliquées !

Xavier a sifflé d’admiration mais Sébastien a continué :

—  Et ça ne s’arrête pas là. Aujourd’hui, on ne subit pas la violence, elle s’invite dans les quartiers difficiles ou dans les bus. Dans les manifestations, quand ça cartonne de tous les côtés, on relate une situation tendue. Alors, après ça, la violence, c’est difficile de la combattre. Il faut plutôt se reconstruire ou se réinventer. Heureusement, il reste la résilience. On la trouve à toutes les sauces celle-là. Voilà, c’est le discours qu’on nous sert tous les jours et que reprennent ceux qui écoutent, forcément.

—  Et tu veux démontrer quoi ?

—  Que l’appauvrissement du vocabulaire amène un appauvrissement de la pensée et par là même des réactions exacerbées lorsqu’on n’arrive plus finalement à traduire ce qu’on pense. C’est alors la haine, les insultes, la violence… Ça, ce n’est pas moi qui le découvre, c’est démontré depuis longtemps.

Xavier a essayé de l’apaiser mais ses mots étaient comme des brindilles jetées sur un feu qu’elles avivent davantage.

—  Ne te mets pas en colère…

—  En colère ? Encore de la novlangue. Aujourd’hui, on n’est plus contrit, déçu, désappointé, en désaccord, opposé… mais en colère. Quelquefois même Vent debout ! On n’est plus abasourdi, atteint, blessé, bouleversé, chiffonné, contrarié, dépité, étonné, froissé, heurté, indigné, offensé, offusqué, scandalisé, ulcéré… mais choqué. Et quand on a quelque chose à répondre, on le dit avec force, comme si ça pouvait être avec faiblesse ! Et parlons de l’émotion. On voit de l’émotion partout alors que ce n’est après tout qu’un terme générique. L’émotion, ça peut-être de la colère justement, mais aussi de l’amour, de la jalousie, du dégoût, de l’admiration… C’est  pour  ça  que  parler  d’un « discours plein d’émotion » ou « ressentir de l’émotion » n’a pas beaucoup de sens.

Sébastien était vraiment très remonté. Ses paroles tournent encore dans la tête de Xavier. Elles réveillent un autre échange avec sa fille Ludivine qui, elle, a parlé du bordel général et qui ne comprend pas que les universités soient restées ouvertes. Elle a critiqué les conditions d’études qui empêchent la distanciation et les gestes barrières, des mots soudainement apparus cette année dans notre vocabulaire et qui n’en repartiront pas de sitôt ! Sébastien ne doit pas apprécier. Et elle a renchéri en mettant en cause le système ultralibéral et le manque de démocratie participative. Elle lui a même montré une vidéo virale qui a fait le tour de la planète.

Il réfléchit, reprenant à son compte le raisonnement de Sébastien. Pourquoi le monde serait-il ultralibéral ? Pourquoi pas libéral tout court ? Il se souvient qu’au XIXe siècle, les libéraux s’opposaient aux réactionnaires.

Et la démocratie ? Il n’y aurait donc de démocratie acceptable que la démocratie participative ?

Il se promet d’en parler à Sébastien, histoire de l’agacer un peu.

Il sourit et continue d’observer par la fenêtre. Un nuage a jeté un voile et métamorphose les arbres en ombres chinoises. Leurs ramures frissonnent sous un léger vent qui se lève. À l’intérieur, les craquements de la maison qui chuchote. La nuit émousse les passions.

2 h 30, il est temps de rejoindre Émeline.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

9 novembre 2020 

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