Chroniques vingt-et-unièmes — Jour et brouillard — 21 décembre 2020


 Jour et brouillard


Un ciel plombé qui se mélange aux ardoises des toits, c’est la seule vue qu’obtient Quentin de la petite fenêtre embuée. En bas, des sirènes d’ambulance percent à peine le brouillard.

Silence ouaté, atmosphère calfeutrée. Noël approche, sans bruit, dans une ambiance qui doit rappeler pour certains une « drôle de guerre ».

Assis sur le lit, il essaie de suivre le cours en distanciel sur son ordinateur portable hors d’âge acheté trois fois rien dans un magasin d’économie circulaire. Mais les images ont des ratés, figent le professeur qui débite son cours dans des attitudes parfois grotesques. Problème de mémoire ou incident réseau. Pas étonnant, son câble Ethernet est dénudé. Il s’en moque pourtant, ses paupières luttent, son esprit fait remonter, comme des bulles à la surface d’une mare tranquille, les souvenirs de sa dernière soirée clandestine à Marseille.

Il a pris tous les risques pour en être : fausse attestation de sortie pour « urgence familiale », trajet interminable par les routes secondaires afin d’éviter les contrôles, avec deux complices dénichés sur BlaBlaCar. Mais il se trouvait à l’heure dite devant l’entrepôt dans la zone industrielle, grâce à l’adresse reçue au dernier moment par Snapchat. Un vigile l’a dévisagé d’un air soupçonneux, lui et les autres, craignant une infiltration, mais quand il est entré, l’autre vie, celle d’avant, l’a rattrapé.

Ses oreilles ont paru se liquéfier sous le bombardement des 130 décibels de la sono. À ce niveau, le seuil de la douleur est déjà atteint, on ne communique plus, seulement par gestes. On est venu chercher une communion et déjà celle-ci se résume à soi-même.

À l’intérieur, des projecteurs stroboscopiques créaient un ballet fantastique, détournant le regard des murs crasseux, des monceaux de débris industriels rejetés hâtivement sur les bords, du sol inégal. Alternant avec des énormes boules de dancing qui scarifiaient les visages.

Ils étaient déjà deux cents quand il est arrivé et d’autres ont suivi, comme lui des âmes avides de contacts réels, hors des barrières des gestes, sans masque, sans distanciation. Malgré un vacarme d’avion Rafale, ça rigolait déjà. Puis à un moment, quand les ballons de baudruche emplis de protoxyde d’azote ont été crevés, les dernières digues ont lâché.

Hilarité générale combattante, les corps se sont rapprochés davantage, les mains se sont touchées, des bouches se sont embrassées.

Il a titubé jusqu’à l’une des tables où étaient disposées des chichas. Leurs fumées et l’humidité régnante commençaient à faire ressembler l’immense pièce à une atmosphère de hammam. Il a partagé le tuyau de l’une d’entre elles avec un groupe venu de Montpellier, excellent moyen de faire connaissance. Pendant les rares pauses que laissait la sono, il a encore ri de leurs voix déformées par le gaz répandu, et eux évidemment de la sienne. Là, on ne craignait pas les contaminations. D’ailleurs, plus de la moitié des fêtards présents avaient sans doute déjà contracté le virus. L’immunité collective n’était pas loin.

Dans une salle voisine, du karaoké, mais il n’a fait qu’y passer la tête, ce n’est pas le genre de distractions qu’il aime.

Et à une heure du matin, la fête a été gâchée, les policiers étaient partout, toutes issues bouclées. Mais on continuait de rire, la joie, surtout artificielle, est contagieuse.

Quentin s’est à peine rendu compte qu’on lui demandait ses papiers, qu’on le sermonnait, qu’il écopait de 135 euros d’amende « pour le faire réfléchir ». Ce n’était pas utile, il réfléchit déjà trop. Et puis son papy paiera, comme d’habitude, au nom d’une saine solidarité soixante-huitarde.

C’est vrai qu’en ce moment, il cumule les ennuis. Il défile chaque samedi à Paris, il arpente les cortèges où fusent les cocktails qui ne sont pas de bienvenue. Mais il reste prudent, ne se mêle pas aux cagoulés noirs friands d’apocalypse. Il échappe aux interpellations mais pas aux contraventions. Il joue les prolongations après l’ultimatum de dispersion et revient chez lui, trempé, après avoir affronté les canons à eau qui emportent au caniveau les larmes que sèment les lacrymos.

Cinquième étage, rue de Réaumur. L’écran bégaie toujours. Une piaule, un coin cuisine et sanitaires. Seize mètres carré sous un plafond bas et des murs inclinés, au loyer luxueux là encore réglé par son grand-père. Mobilier monacal, surtout des étagères couvertes de livres entassés.

Au milieu d’elles la silhouette penchée des Fleurs du Mal. Le recueil est légèrement décalé en avant, à portée de main… Il s’en saisit d’un geste lent, le feuillette, s’arrête sur « L’Albatros », le récite mentalement. Il est un admirateur silencieux du poète maudit, de l’arpenteur tourmenté et pathétique des paradis opiacés. Il vient de lire Crénom Baudelaire de Jean Teulé. Un livre poignant qui restitue bien la vie de l’égaré sur les chemins de la désespérance mais aussi de lumière. Des passages assez crus, il faut bien le reconnaître, mais aussi d’autres d’une poésie infinie qui placent Jean Teulé lui-même en expert incontestable de l’homme dont il cherche à approcher les fêlures.

Puis il retourne le livre, le soupèse, caresse la couverture, le ferme avec un léger clap et le rouvre au hasard sur une autre page :


J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,

Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,

Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,

Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer


Ne lui demandons pas, c’est une évidence, s’il a envie d’être ailleurs. Et il lui vient cette amertume aussi en pensant aux yeux verts de Ludivine qui s’accordent si bien avec ses cheveux clairs et bouclés. Elle n’a jamais voulu monter les étages jusqu’à cette chambre, il l’y a bien incitée mais elle se méfie toujours du dernier verre entre copains, qui pourrait devenir le premier entre amants, des résolutions qui vacillent sous le flot des paroles se faisant romantiques.


Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère

D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.


« Sœur », c’est peut-être plus sage. Il soupire. Mais pour lui, ce n’est pas « l’automne », ce n’est pas le « soleil couchant ». Au contraire, il n’est qu’au printemps et à l’aurore de sa vie. Ses pensées se débattent, peignant comme elles peuvent un tableau aussi tourmenté qu’une toile de Ronan Barrot. À quoi bon tout ça ? Fac de Nanterre, arts du spectacle… Pour une  merveilleuse  carrière  d’intermittent ?

Il rabat le capot de son ordinateur et repose délicatement le livre. Puis s’allonge sur le lit. C’est fait, il sèche le reste du cours, son professeur sera intraitable, il va perdre encore un point de présence.

Peu importe, il fera encore jour et brouillard demain.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

21 décembre 2020 

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