Chroniques vingt-et-unièmes — Match nul — 14 décembre 2020

 Match nul


—  Et voilà, pat !

Xavier a déplacé sa reine, c’est le match nul. Un score honorable pour lui face à Sébastien qui fait mat la plupart du temps. Celui-ci plisse les yeux, relève doucement sa tête appuyée sur ses deux mains.

—  C’est vrai, admet-il, je ne l’ai pas vu venir celui-là…

Il a voulu désarçonner d’emblée son adversaire avec un gambit à l’ouverture où il n’a pas hésité à sacrifier deux pions. Mais Xavier qui avait les Noirs s’en est très bien sorti avec une défense sicilienne qui l’a amené au nul.

Il progresse, pense Sébastien en s’étirant.

Il est 17 heures ce samedi et le jour déjà s’affaisse. Quelques rafales de vent sous un ciel vitrifié secouent les vitres du salon et font crépiter les braises rougeoyantes dans la cheminée de marbre.

—  Alors ce déconfinement ?

—  Tu ne vas pas t’y mettre aussi, soupire Xavier qui vient de fermer le jeu d’échecs. C’est le sujet du moment, c’est l’ordre du jour imposé. La France est restée suspendue une semaine aux annonces du Premier ministre. Chacun donne ses opinions et montre ses états d’âme, mais pendant ce temps, bon sang, la Terre continue de tourner ! On ne sait rien de ce qui se passe dans le monde. On ne parle même pas, et c’est pourtant un archéologue de chez nous, de François Desset qui vient de déchiffrer l’élamite linéaire. Cette écriture était utilisée dans l’Antiquité en Iran et la version la plus ancienne remonte à 3 300 avant J.-C. Tu le savais ? (L’ahurissement passe dans les yeux de Sébastien.) Elle est contemporaine de l’écriture cunéiforme des Mésopotamiens. Mais c’est une véritable révolution ça ! L’écriture aurait donc deux origines, ce Desset est un nouveau Champollion ! Et on vient aussi de démontrer irréfutablement que l’homme de Neandertal enterrait ses morts, ce qu’on ignorait jusqu’à présent. Ça le rend plus « humain », dit-on.

» Et aucun mot évidemment sur l’essai de la fusée martienne Starship d’Elon Musk ou de la sonde chinoise qui va ramener deux kilos de roches lunaires qu’elle vient de collecter dans l’océan des Tempêtes. À peine un entrefilet dans la presse. Les mêmes Chinois commencent des expérimentations de la 6G dans l’espace et chez nous, certains voudraient un moratoire sur la 5G !

—  Tu penses à la convention citoyenne ? répond Sébastien en retenant un bâillement, qui aimerait revenir à ce qu’il estime important.

—  Entre autres.

—  Tu es bien obligé de reconnaître que le Président ne tient pas ses promesses…

—  Je me demande si tout le monde s’est bien compris. Quand il a dit que les 146 propositions seraient reprises sans filtre, cela signifiait « reprises sans filtre pour être soumises au Parlement ». Nuance…

—  Tu admets que c’est ambigu… On joue sur les mots, là !

—  En France, jusqu’à preuve du contraire, c’est le Parlement qui dicte la loi ! (Xavier appuie bien la fin de la phrase.)

—  Mais c’est une assemblée de citoyens représentatifs tirés au sort, elle est légitime…

—  Je ne dirais pas comme toi. 300 000 personnes ont d’abord été identifiées comme représentatives, c’est vrai, et ensuite on a appelé chacune d’entre elles au téléphone pour lui demander si elle souhaitait participer à une convention sur les questions environnementales. Celles qui n’étaient pas intéressées par ces questions ont décliné, à juste titre, et ensuite on a procédé à un tirage au sort de 150 personnes parmi celles qui ont accepté. Ce sont donc des participants sensibles à ces questions qui ont été choisis et c’est ce qui me fait dire que cet échantillon est loin d’être représentatif de la population française.

—  Ça, c’est ton côté réac, s’exclame Sébastien (Xavier hausse les épaules). En tout cas, les choses n’avancent pas.

—  Les choses n’avancent pas, les choses n’avancent pas, c’est vite dit… On est bien dans la civilisation du clic. On s’est habitué maintenant à tout obtenir d’un simple clic. Et on s’attend à ce que les propositions de la convention sur le climat soient mises en œuvre séance tenante. Or il y a plein d’obstacles : logistiques, juridiques, économiques, financiers, sociaux et d’autres sûrement. Il faut être en conformité avec tout ce qui existe déjà, détricoter beaucoup de choses et ça ne se fait pas en un jour. Prends l’exemple de l’avion : on voudrait interdire les vols intérieurs de moins de deux heures trente lorsque des possibilités de trajet par train existent. Mais ça veut dire qu’il faudrait sanctuariser les trajets par train, y interdire les grèves… Tu crois que tout le monde sera d’accord ?

Sébastien pense surtout que ce sont des obstacles virtuels, que Xavier s’invente des problèmes. Les choses sont pourtant claires, du moins pour lui. Mais il préfère battre en retraite :

—  Bon, passons à d’autres sujets…

—  Oui, je préfère parler des monolithes, sourit Xavier.

—  Des monolithes ?

—  Comment, tu n’as pas suivi ? Il y a une épidémie de monolithes en ce moment dans le monde, les mêmes que dans 2001. Kubrick doit être aux anges. On en a trouvé en Utah, sur l’île de Wight, en Roumanie et maintenant dans les Deux-Sèvres. Mais ils disparaissent assez vite.

Les monolithes, un peu de frivolité dans une actualité mortifiante. Un sujet à commentaires, à rire ou à introspection. De l’art peut-être ? Une chose est certaine, les auteurs veulent qu’on en parle. L’information s’est transformée. Ce n’est pas l’événement brut, factuel, qui intéresse, mais l’effet qu’il produit.

—  Revenons à la convention citoyenne, reprend Xavier, tu  connais  cette  pensée  de  Paul Valéry : « Le simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. »

Sébastien lève les yeux au ciel. Il n’arrivera pas à le convaincre, enfin, pas aujourd’hui.

Un match nul, encore…

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

14 décembre 2020 

Commentaires

  1. (A propos de la citation de Paul Valéry) Edgar Morin avait écrit, en substance : chaque fois qu'il y a un problème complexe, il y a une solution simple. Et elle ne marche jamais.

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