Chroniques vingt-et-unièmes — De tous les combats — 23 novembre 2020

De tous les combats


Le couperet est tombé : 15 janvier, les bars et les restaurants ne rouvriront pas avant le 15 janvier. Ludivine et Quentin reviennent de la fac de Nanterre et n’en croient leurs oreilles. On veut donc les achever. La vie se réduirait ainsi à « métro, boulot, dodo ». C’est ce qu’a dit Ludivine mais Quentin n’aime pas cette expression, elle lui rappelle trop son grand-père, combattant de 68. Il ne manquerait plus qu’on entende « Il est interdire d’interdire » ! Pas de compromission de classe avec la génération qui leur a légué la planète dans cet état.

La seule bonne nouvelle dans cette grisaille semble être la sortie prochaine d’un vaccin. Mais pas pour tout le monde et surtout pas pour eux. Ils refuseront de se faire vacciner comme 50% des Français. C’est un tempérament national. 60% ont reconnu aussi avoir fraudé avec l’attestation de sortie, c'est-à-dire d’avoir indiqué une cause inexacte. Et on ne compte plus les fêtes cachées, les salons de coiffures et les bars à apéritifs clandestins. Une sorte de résistance, une atmosphère de prohibition.  Xavier, le père de Ludivine, s’est alarmé : « la France est toujours ce peuple de Gaulois, certes, mais il ne faudrait qu’un général romain se mette en tête de la diriger… ». Toujours son catastrophisme !

Le professeur Marcus, qui a annoncé par téléphone à Ludivine que le club littéraire rouvrirait difficilement avant Noël, est décidé comme Xavier à se faire vacciner. « Pourquoi ne pas croire en l’efficacité du vaccin, ou plutôt croire en son inefficacité ? À ce stade, ce n’est plus du doute, c’est une sorte de foi particulière. Ou plutôt une contre-foi, où l’on n’a pas besoin de preuves pour ne pas croire… ».

« C’est normal, ils sont vieux, pense Ludivine. Nous, on craint rien ». Là, c’est une autre foi, celle en une éternité tranquille.

Sauf quand on se bat. Tout en marchant, elle regarde Quentin qui porte une balafre à la joue. Il n’a pu éviter un tesson de bouteille. Un souvenir de la soirée à Joinville-le-Pont qui s’est transformée au bout d’une heure en bagarre générale. Comme beaucoup d’autres, il s’est enfui par les jardins. Finalement, il ne regrette pas que Ludivine ne l’ait pas accompagné. Sur ce coup, c’est heureux qu’il n’ait pas réussi à la convaincre.

Ils ont quand même regardé Hold up, chacun sur son smartphone. Quentin est enthousiaste, enfin, la vérité éclate. Ludivine est plus hésitante et elle a cherché à savoir ce qu’en pense son père mais comme d’habitude, il s’est moqué : « Incroyable, fantastique ! Il se serait produit un phénomène unique dans l’histoire : une alliance, une collusion de tous les gouvernements et des gafa dans le monde à seule fin d’enrichir les laboratoires pharmaceutiques et d’exploiter les pauvres. Bravo ! »

Elle connaît le fond de sa pensée : le monde, répète toujours Xavier, est beaucoup plus chaotique qu’il n’y paraît, les gouvernants passent leur temps, du moins dans les sociétés se réclamant de la démocratie, à céder à la pression, à éteindre les incendies, et ce temps ensuite leur manque pour esquisser une vision d’ensemble, pour se projeter. Alors parler d’une alliance des gouvernants, d’un monde organisé… « Le film part d’une hypothèse fausse, a-t-il conclu. Tiens, ça me rappelle L’Effroyable imposture de Thierry Meyssan à propos du 11 septembre ! »

Le 11 septembre 2001, elle n’avait qu’un an. Pourquoi faut-il  toujours replonger dans le passé ? Le présent est déjà si difficile… Évidemment, elle ne lui a pas parlé de ses états d’âme. Ne dit-on pas qu’ « il est dur d’avoir vingt ans en 2020 » ? Mais il lui rétorquerait qu’en 1914, ce sont d’autres sacrifices qu’on demandait. « Et ceux qui avaient vingt ans en 1940 ? » l’entend-elle s’esclaffer.

Ils avancent vers le RER. Quentin lui raconte aussi la manifestation contre la loi interdisant de diffuser des images de policiers, ce fameux article 24. Il a signé des pétitions et stationné un peu devant l’Assemblée nationale lors de la manifestation. Mais là aussi, il a filé très vite quand les lacrymos ont commencé à pleuvoir. Beaucoup de journalistes ont protesté, certains ont été placés en garde à vue, les rédactions s’insurgent.

 Elle l’écoute mais hésite. Cette fois-ci, les journalistes manifestaient, ils étaient un peu juge et partie…  Lui voudrait « renverser la table ». Ne pas pouvoir diffuser des images de policiers serait une « atteinte intolérable à la liberté de la presse ». Et des individus. Aujourd’hui, il est vrai que chacun filme avec son smartphone. Mais, dirait encore Xavier, « qu’en était-il il y a 40 ans quand les smartphones n’existaient pas ? Vivait-on dans un régime de non-droit ? »

Pourquoi faut-il que les paroles de son père résonnent sans cesse dans sa tête ? Comme si elle n’était pas capable d’une pensée autonome. Mais peut-être regrettera-t-elle un jour qu’il ne parle plus. Pas de sentimentalisme, se reprend-elle.

—  Dépêche, fait Quentin, sinon on va le rater.

Elle court derrière lui vers la gare. Le vent fait danser les feuilles mortes. Les seules à pouvoir le faire, qui n’en demandaient pas tant.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

23 novembre 2020 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024