Chroniques vingt-et-unièmes — Fureur et recueillement — 16 novembre 2020

Fureur et recueillement


Dans son bureau de Jussieu, le professeur Marcus trie des papiers. Et s’en débarrasse. Des papiers, on en aura de moins en moins besoin, la priorité va au « distanciel ». Fini bientôt le « présentiel ». L’épidémie ne faiblit pas.

Mais il rechigne, les Zoom, Skype, Join.me, GoToMeeting et autres logiciels de visioconférence lui donnent mal à la tête, ce n’est plus de son âge. Les jeunes, eux, sont nés avec un smartphone dans une main et un abonnement à Netflix dans la tête. On ne fera pas machine arrière. Modernité contre tradition ? C’est le genre de débat inutile qui agite chaque génération.

Donc, ne pas débattre. Il allume un transistor antique.

On y parle encore de Trump et de Biden. La campagne électorale américaine a connu son dénouement. Du moins le pense-t-on car la raison devrait l’emporter. Et c’est heureux. Car depuis des semaines les médias se sont mis à l’heure américaine, comme si les Français pouvaient influencer le vote de l’autre côté de l’océan. Pendant des semaines, on a décrit le combat du Bien contre le Mal, de l’ange rédempteur qui allait déloger Satan de son antre. Si cette théorie est avérée, il faut croire que les quelque 72 millions d’Américains qui ont voté Trump ont des rapports ambigus avec le Mal et cela donne même le frisson : le pays le plus puissant de la planète gouverné depuis quatre ans par un psychopathe !

La vérité est sans doute plus subtile et il n’est pas suffisamment expert en matière de sociologie américaine pour la saisir.

La rubrique suivante l’intéresse davantage : Maurice Genevoix au Panthéon. Ça, c’est un événement. Une reconnaissance pour celui qui a essayé de redonner une existence de papier à des camarades de tranchée morts à côté de lui parce qu’ils n’avaient pas eu la chance d’éviter à quelques centimètres près une balle ou un éclat d’obus.

Des vies qui se jouaient à la roulette allemande. L’écrivain a voulu en être le témoin, le « porte-voix ». Pour que le temps n’enterre pas une seconde fois ceux dont on n’a jamais retrouvé les corps. Il a si bien décrit les tempêtes d’acier qui labouraient les chairs, qui amenaient des nations à se jeter les unes contre les autres dans un suicide collectif. Il n’a pas hésité non plus à décrire les exactions de chaque côté, aussi bien du côté français que de celui de l’ennemi. Un véritable défi à une époque de sanctuarisation des vertus nationales, qui a déclenché la censure de certains passages de ses romans. Mais il l’a bien résumé : « Ce que nous avons fait, c'est plus qu'on ne pouvait demander à des hommes, et nous l'avons fait ».

Le professeur se souvient aussi d’un roman, Un jour, un livre qualifié de testament, écrit à 86 ans, par celui qui a si bien sublimé la Sologne. Marcus l’a d’ailleurs commenté lui-même lors d’une séance au Liber Circulo. L’écriture est simple mais lumineuse. Elle affirme de toute sa force l’amour de Genevoix pour une nature protectrice et éternelle, pourvoyeuse de vérités. Avec des mots qui transportent le lecteur dans une forêt du Val de Loire, le temps d’une parenthèse de confidences, des mots sortis de la bouche du héros du récit, d’Aubel, fort comme un rock et tendre comme une pousse de printemps :

« Oui je sais, je vous l’ai déjà dit ; mais c’est vrai, il y a des signes partout. Ou plutôt tout est signe aux croyants, aux vivants, ceux qui croient à la vie, dont le cœur fait confiance à la vie. Celui-là était un signe bleu, par cette buée bleue de fond d’allée, porteuse de rêve, un bleu épais, superbement matériel. À mesure que j’approchais, il prenait, si j’ose dire, plus d’étoffe. Et peu à peu, entre les baliveaux, il s’étendait, souverainement. Jamais l’image du tapis n’a été plus expressive. En avril, dans ces taillis, l’herbe qui pointe à travers les feuilles mortes est plus verte que le vert même, elle invente, elle crée le vert à l’état pur. La rouille des feuilles, le vert des feuilles, le vert de l’herbe, et soudain, en coulée déferlante, la nappe bleue des jacinthes sauvages…»

Les jeunes ne le connaissent pas, Genevoix. Normal. Le temps fait son œuvre, il passe. À moins qu’il ne s’agisse d’une invention humaine : un temps immobile face au monde qui défile devant lui ? Une autre façon de voir les choses, une autre perspective…

La pile de dossiers à jeter s’entasse. La grosse pendule d’acier suspendue face à son bureau le rappelle à l’ordre : c’est l’heure. Heureusement, il a encore quelques cours en amphi à assurer. Pour l’instant mais cela lui suffit.

Il enfile son manteau, ajuste son écharpe rouge et son chapeau noir en feutrine.

Il sourit. Rien ne vaudra jamais à quelques mètres de lui le regard d’un étudiant qui s’éclaire quand le message qu’il a voulu transmettre est passé.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

16 novembre 2020 

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