Chroniques vingt-et-unièmes — Peut-être qu’à cinquante… — 30 novembre 2020

 Peut-être qu’à cinquante…


Par un très improbable concours de circonstances, le professeur Marcus et Ludivine partagent la même aversion pour le Black Friday, un sujet qui a monopolisé l’attention des médias ces derniers temps.

 Le premier parce que son rejet de la technologie en fait, selon l’un de ses amis psychologues, un « piètre candidat à l’achat en ligne ».

La seconde parce qu’elle n’y voit qu’une démonstration indécente du consumérisme qui dévore la planète. Car même si on continue à l’appeler le Black Friday, il ne sera pas noir pour tout le monde, dit-elle. Les grands distributeurs du Net se frottent les mains à l’avance. « Pink Friday » lui semblerait plus approprié….

Fallait-il l’annuler ou le maintenir ? Finalement, il sera décalé d’une semaine.

Reculer pour mieux sauter…

Xavier, lui, n’a pas vraiment d’avis. Il ne changera pas ses habitudes, refusant par principe de se laisser dicter sa conduite par tout mouvement de masse ou par une mode du moment.

D’ailleurs, l’affaire du jour serait plutôt son anniversaire. Il arrive dans cette zone effrayante que représente pour lui la cinquantaine. Une terre inconnue, une bascule, peut-être une rupture.

Et un autre regret : les copains, les collègues sont absents. Même Sébastien, son complice d’échecs qui lui a envoyé un SMS. Effet collatéral du confinement. Il en souffre. Les amitiés s’effilochent quand il n’y a plus de rencontres pour en maintenir la trame.

Le dîner à trois se fait donc calme dans l’atmosphère d’époque de la salle à manger. On a fui la grande cuisine pour saluer l’événement. Sauf Émeline qui y passe la moitié de son temps à peaufiner les plats qu’elle apporte ensuite et annonce avec un sourire de madone. L’horloge comtoise bat la mesure, occupée à traquer le silence qui quelquefois s’installe.

Mais l’atmosphère se tend un peu lorsque Ludivine critique l’évacuation du camp de migrants de la place de la République et les images du producteur de musique frappé par des flics.

—  Non mais, voir ça dans le pays des droits de l’homme ! Absolument scandaleux !

—  Le pays de la déclaration des droits de l’homme, rectifie Xavier, le nez sur son bœuf en croûte. Je ne connais aucun pays qui soit le pays des droits de l’homme. Si ça existe, c’est dans un monde parallèle. La différence entre la carte et le territoire…

Pfft… Ludivine soupire devant son assiette.

Toujours ergoter, ne jamais reconnaître la réalité. 

Elle sait qu’il va esquiver le sujet, lui sortir sa théorie habituelle sur l’angle d’analyse, lui redire que selon qu’on examine un sujet d’un point de vue macroéconomique ou microéconomique, c'est-à-dire humain, les conclusions peuvent être radicalement différentes…

Mais on en n’a rien à f… Il y a des gens qui n’ont pas de toit !

 Elle ne répond pas, les secondes s’étirent mais ce temps dilaté rassure Xavier. Pas de dispute ce soir. Il esquisse un autre sujet :

—  En tout cas c’est heureux que l’échafaudage de Notre-Dame soit démonté, la vraie reconstruction va pouvoir commencer…

Le doigt a libéré la gâchette, la réponse fuse :

—  Tu veux te faire un plan-culte ?

—  Je t’en prie Ludivine, ne sois pas vulgaire, intervient Émeline. Un peu de respect, c’est ton père…

Sa mère est toujours là pour apporter de la mesure dans ces échanges brûlants. Le monde à l’extérieur est si fracassant, il faut sauvegarder l’intime, y apporter de la sérénité… Sa vie a adopté la douceur de son prénom. Elle ne travaille plus depuis dix ans mais s’investit dans de multiples activités : banque alimentaire, soutien scolaire, aide aux migrants… Le versant sombre d’une société tournée vers la réussite. Elle ne croit pas au monde parfait, elle cherche tout au plus à en gommer les aspérités, à apporter quelques retouches lumineuses à des compositions trop sombres.

Xavier ne réagit pas. Émeline l’a fait, c’est suffisant. Ne pas s’emporter un jour d’anniversaire, il le regretterait. Il réprime à peine un sourire. Quelle fougue, sa petite Ludivine, il se retrouve en elle. Dans ses veines coule le même sang, peut-être un peu plus fluide. N’a-t-il pas arpenté lui-même les avenues lors des grandes manifestations de 95 contre la réforme des retraites ?

Il critiquait alors la génération dominatrice et embourgeoisée qui l’avait précédé. Il en a l’âge aujourd’hui et peut-être les mots du poète Jean-Michel Delaneau, découvert à cette époque, trouvent-ils maintenant un sens :


Peut-être qu’à cinquante on se sent plus léger

Qu’au sommet de la pente où coulent les années

Que les bons souvenirs effacent les mauvais

Et que les habitudes effacent les idées 

Peut-être qu’à cinquante on se sent plus léger

Qu’à l’aube d’une vie que l’on croit incertaine

Que l’habitude de vivre efface les dizaines

Alors que bien plus jeune on compte les années

 

« Les habitudes effacent les idées ». Les habitudes ou le doute qui s’insinue avec le savoir qu’on acquiert ? Quelle chance ont ceux qui ne doutent pas !

Il continue de se taire. Émeline a essayé de relancer la conversation sur « l’assouplissement » du confinement et la mort de quatre figures. Daniel Cordier, Diego Maradona, Christophe Dominici, David Prowse, alias Dark Vador. L’actualité funèbre a réuni le compagnon d’une Libération que beaucoup ont oubliée, le demi-dieu d’une religion inavouée, le petit prince du ballon ovale et le grand prince du Mal.

Il tressaille sous le baiser claquant de Ludivine qui s’est approchée doucement.

—  Allons papa, je t’aime quand même, lui chuchote-t-elle au moment où Émeline dépose le gâteau sur la table.

Sans doute la meilleure nouvelle de la journée.

FIN


Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

30 novembre 2020 

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