Chroniques vingt-et-unièmes — La couleur de l'oubli — 8 décembre 2025
La couleur de l'oubli
Scandale en 1884 au « Salon » qui se tient à l’intérieur du Palais de l’Industrie sur les Champs-Élysées. Le portrait de Virginie Gautreau, épouse d’un banquier très connu, réalisé par John Singer Sargent – devenu plus tard Portrait de Madame X – attire toutes les attentions et les critiques. Le décolleté est outrageusement vertigineux et l’on craint que l’unique bretelle (l’autre, la droite, descendant nonchalamment sur l’épaule) ne cède sous le poids de la robe, qui semble pourtant légère, faisant tomber celle-ci d’un bloc et découvrant un spectacle que les yeux supposés chastes de l’époque ne pourraient supporter, et ce, en un temps où les Messieurs en haut-de-forme fréquentent discrètement mais avec assiduité le bordel, reconnu sans le dire d’utilité publique, une soupape de sécurité pour évacuer la pression face au corsetage des mœurs.
Tout autour de la peinture, la foule fait masse, on chuchote, on rigole ou on se lamente. Le monde n’en finira-t-il jamais de continuer sa course vers le fond ? Vers la décadence ? (Les malheureux, ils n’ont pas encore découvert le comble de l’horreur avec L’origine du monde, huile restée secrète chez Khalil-Bey, collectionneur dandy, et montrée seulement à quelques initiés !)
Il était pourtant difficile à trouver ce tableau au Salon, parmi les quelque deux mille composant l’exposition, suspendus en rangs serrés sur les murs ou les cimaises, si serrés parfois qu’on ne saurait passer une main entre deux toiles. Un océan de couleurs, de tons sombres ou lumineux où vient se frotter la lueur du jour, tout un méli-mélo scruté ou snobé par une cohorte compacte venue passer le temps ou chercher le chahut, en famille ou avide d’esclandre, et là, justement, il y a matière.
Mais comment ce tableau a-t-il pu être accepté par le Salon ? Se dérober à la sagacité du jury ? Tout simplement parce que Sargent a gagné une distinction lors d’une édition précédente, une « mention honorable » pour le tableau de son maître Carolus-Duran, considéré d’une grande virtuosité, qui le dispense de toute autorisation préalable pour exposer ses œuvres.
Est-il devenu fou, John Singer Sargent, cet Américain qui ne vécut jamais en Amérique, pour oser ainsi mettre sa carrière en péril ? Car celle-ci, à l’époque, s’ouvre sous les plus heureux auspices, lui le « Mozart » du portrait, l’orfèvre du regard, celui dont l'écrivain Henry James disait l’année précédente que sa peinture « offre le spectacle étrangement inquiétant d'un talent qui, au seuil de sa carrière, n'a déjà plus rien à apprendre ». Heureusement, Sargent, qui pense pourtant à propos de ce tableau que « c’est la meilleure chose qu’il ait faite », s’efforcera, sous la pression de madame Avegno craignant pour la réputation de sa fille Virginie, de réparer l’incident en replaçant à l’endroit qu’elle n’aurait jamais dû quitter la bretelle, objet de tant de scandale.
Kevin sourit en quittant le musée d’Orsay où se tient l’exposition consacrée à Sargent, la première en France qui lui est entièrement dédiée (90 toiles, dont la plupart de ses chefs d’œuvre), probablement parce que jugé trop classique face à la flambée impressionniste des dernières années du XIXe siècle, on l’a quelque peu délaissé, voire oublié lorsqu’il meurt en 1925, ses doigts serrant un livre de Voltaire.
Oui, Kevin sourit en songeant à cette morale si changeante, si fluctuante, si différente dans le temps et dans l’espace, qui détermine une grande partie de nos comportements. Combien de polémiques se sont-elles ainsi teintées dans le temps de la couleur de l’oubli !
C’est rassurant pour celles d’aujourd’hui, se dit-il.
FIN
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Auteur chez L'Harmattan de VarIAtions (IA : le puzzle de notre futur s'assemble)
Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
8 décembre 2025

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