Chroniques vingt-et-unièmes — La loterie de la naissance — 21 juillet 2025
La loterie de la naissance
Passeport, c’est la pièce d’Alexis Michalik qu’Hamid a vue en compagnie d’Émeline au théâtre de la Renaissance. Xavier s’est désisté, ayant sûrement la crainte d’un sujet trop aride, avec cette explication lapidaire : « De toute façon, il n’y a pas d’issue à cette situation, car on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
Il a sans doute raison, mais si la pièce n’apporte pas de solution, elle a le mérite de poser toute la problématique de ces migrants qui cherchent à fuir l’horizon, quelquefois d’horreur, que la loterie de la naissance leur a assigné parce qu’ils n’ont pas eu le bon numéro entre les mains…
Bien sûr, le thème a déjà été traité, par exemple au travers du film Samba d’Éric Toledano et Olivier Nakache, ou de livres comme Eldorado de Laurent Gaudé. Mais il y a une originalité dans cette pièce : le récit lui-même, atypique avec le procédé narratif qui le soutient, où se confrontent deux destinées qui n’en sont peut-être qu’une, et la mise en scène, dynamique, époustouflante, un véritable tour de force renouvelé chaque soir.
En suivant les péripéties d’Issa, d’Arun et d’Ali, Hamid ne peut s’empêcher de songer à son propre parcours lorsqu’il s'est sauvé d'Afghanistan après le retrait des troupes françaises. Il a d’abord essayé de quitter son pays de façon officielle. Traducteur apprécié des officiers, il pensait obtenir son visa pour la France en cas de coup dur, comme cela lui avait été plus ou moins promis lors de son engagement. Mais le coup n’a sûrement pas été assez dur, le visa ne lui a jamais été accordé. Il est devenu un harki moderne, une résurgence de ces supplétifs algériens que la France a lâchement laissé tomber en 62, soit en les rapatriant et en les maintenant dans des camps sur le territoire national, soit en les abandonnant sur place à la vengeance de leurs compatriotes avides de découvrir les affres de la liberté.
Alors, le long périple avec un seul objectif : gagner le Graal, gagner l’Angleterre. Le passage de la frontière iranienne sous les bâches d’un camion, Téhéran, Istanbul, Izmir, l’attente interminable du bateau clandestin, l’exultation au moment du débarquement suivi de l’arrivée à Athènes, puis à Bari. Le désenchantement d’être renvoyé à Salonique, les camps d’internement, les nouvelles tentatives, et enfin celle réussie pour Ancône d’où il rejoint Rome avant de s’agglutiner avec des milliers d’autres à Vintimille devant la frontière française. De là, Calais par train, en échappant par miracle aux contrôles, la « Jungle », puis Dunkerque. Et parvenu sur place, encore des campements de fortune, à la Grande-Synthe évidemment, tout en étant régulièrement délogé par la police. Finalement, le repli par lassitude sur Paris, boulevard de la Chapelle.
On en parle dans le texte du boulevard de la Chapelle, une zone grise qui fut longtemps un haut lieu du crack avant d’être démantelée.
Ceci, avant le parcours obligé du SPADA, du GUDA, de l’OFII, du CADA, de l’OFPRA – tous ces guichets, rappelés avec humour dans la pièce, où il faut aller raconter sa vie avant de se voir enjoindre une OQTF qui ne sera jamais appliquée.
Et avec les mots de Michalik qu’il vient d’entendre et qui résonnent en boucle dans sa tête, il revit avec angoisse la traversée traumatisante jusqu’aux côtes européennes : « Lorsque le bateau part, personne ne se regarde. Les yeux tournés vers l’avenir, vers l’horizon, tout le monde espère simplement arriver de l’autre côté. Au début, le voyage est tranquille […] Puis la mer se réveille… […] et soudain ces étrangers se tiennent les mains. Érythréens, Soudanais, Syriens, Éthiopiens, […] nous ne formons qu’un seul peuple pour affronter ensemble la peur d’être engloutis par l’océan invincible. Lorsqu’un enfant se met à pleurer […] l’un d’entre nous se met à chanter, comme un cri […] et très vite, tous nous tapons dans nos mains […] Et le rythme de nos mains nous donne le courage d’affronter la fureur de cette tempête ! »
En quittant la salle après la longue standing ovation qui a salué les comédiens, Hamid voit beaucoup de têtes de migrants, ou de descendants de migrants, dans la foule. Des commentateurs ont dit que le public d’origine, « très blanc » lors des premières représentations, s’est progressivement « bruni » au fil du temps. La preuve que le ton de la pièce est juste et que les premiers intéressés s’y sont reconnus.
Sur le boulevard Saint-Martin, Hamid et Émeline retrouvent l’air frais et prennent un pot dans l’un des nombreux bistrots qui attendent la sortie des théâtres.
— Alors cette pièce ? interroge Émeline.
— J’aurais simplement voulu l’écrire, répond Hamid, les yeux embués, courbé sur son coca.
FIN
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Auteur chez L'Harmattan de VarIAtions (IA : le puzzle de notre futur s'assemble)
Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
21 juillet 2025
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