Chroniques vingt-et-unièmes — Ces êtres primordiaux — 4 août 2025


 Ces êtres primordiaux


—  Tu savais que les bactéries miroirs pourraient devenir « une sorte d’espèce envahissante ultime » ?

—  Non, pas du tout, mais franchement, je n’en ai pas grand-chose à faire. Il y a suffisamment d’autres problèmes sur terre !

Les bactéries miroirs que vient d’évoquer Benoît à Ludivine, alors qu’ils prennent tous les deux une glace sur l’île Saint-Louis, sont des bactéries obtenues par manipulation génétique, ayant la particularité d’être la copie symétrique de banales bactéries. Le danger provient de leur structure inversée très spéciale qui peut leur faire déjouer tous les systèmes immunitaires, ce qui représente évidemment une menace conséquente pour l’humanité, et même pour toutes les espèces. Un débat mondial s’est instauré pour interdire toute recherche sur le sujet, à l’instar de ce qu’on a pu faire pour le clonage humain. Mais il se trouve toujours quelques illuminés ici et là – on l’a vu en d’autres occasions – pour se jouer de ces interdictions et offrir leurs services aux plus offrants.

—  Tu as raison…, répond Benoît. Tu as fait attention à ce qui s'est passé avec la revue Science la semaine dernière ? Le rédacteur en chef a annoncé la rétractation d’un article paru en 2010, considérant après coup, et contre l’avis des auteurs, que les méthodes d’évaluation étaient entachées d’erreurs…

—  La rétractation ?

—  Bah oui… L’article en 2010 avait fait grand bruit. On croyait avoir déniché une bactérie totalement atypique – la GFAJ-1 – dans les sédiments d’un lac très salé de Californie, tout simplement parce que cette bactérie assimilait de l’arsenic à la place du phosphore. La NASA pensait même que cette découverte ouvrait la réflexion sur « la possibilité d’une vie extraterrestre ». Mais dès sa parution, l’article avait été contesté…

—  Franchement, tu commences à me saouler avec tes bactéries ! Et puis, on pourrait parler d’autre chose que d’arsenic ! Tu as trop lu Agatha Christie…

Et Ludivine se mord la lèvre sur ces dernières paroles. Son père possède toute la collection des romans et nouvelles d’Agatha Christie, et elle lui emprunte régulièrement un livre sans qu’il le sache, car elle ne veut surtout pas lui avouer cette passion des intrigues où derrière chaque meurtre se cache presque toujours une sordide affaire d’argent.

—  Et, continue-t-elle, tu n’as même pas remarqué mon changement de coiffure !

Contrairement à ce qu’elle affirme, Benoît a remarqué sa nouvelle coupe « à la garçonne » façon Louise Brooks contrastant avec ses cheveux qui tombaient avant sur ses épaules, mais il n’a pas estimé avoir atteint un stade de familiarité suffisant pour lui en faire part. Avec les bactéries, par contre, qui sont omniprésentes, on est sur un terrain neutre. D’ailleurs, n’a-t-on pas établi que dans notre corps, leur nombre est supérieur à celui de nos cellules ? Mais Benoît, lui aussi, se mord la lèvre : dire ça à Ludivine serait un véritable casus belli. Il se contente de répondre :

—  Ça te va plutôt bien…

—  C’est pour une soirée à thème… On doit s’habiller et se présenter dans le style des Années folles. Le problème est que je ne pratique pas le charleston – comme tout le monde d’ailleurs… Tu crois qu’il existe des cours ?

Benoît sourit. Il songe à cette danse totalement déhanchée qui a fait fureur en France lors du passage de la Revue nègre au Théâtre des Champs-Élysées en 1925 avec, bien sûr, Joséphine Baker en vedette. Scandale selon les uns, aurore d’un temps nouveau pour les autres. Au cœur des débats, le jazz, musique décadente ou géniale. Il imagine un court instant Ludivine revêtue d’un régime de bananes et ne peut retenir un éclat de rire.

—  Tu trouves que c’est drôle ? Non, tu n’as pas d’idée ?

Non, il n’a pas d’idée, et il ne cesse de penser aux bactéries dont nous descendons tous, ces êtres primordiaux qui apparurent sous une forme unicellulaire il y a 3,8 milliards d’années, et qui habiteront toujours le dernier recoin de la planète bien après la disparition de l’homme et de toutes les autres espèces, jusqu’à l’instant ultime, lorsque dans 5 milliards d’années le Soleil deviendra une géante rouge, ayant épuisé toute sa réserve d’hydrogène, transformant tout l’espace environnant, dont la Terre, en bouilloire, avant de rejoindre le cimetière des naines blanches.

—  Laisse tomber, reprend Ludivine. Le soleil tape, tu ne trouves pas ?

Il a encore 5 milliards d’années devant lui, songe Benoît.



FIN


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Auteur chez L'Harmattan de VarIAtions (IA : le puzzle de notre futur s'assemble)

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

4 août 2025

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