Chroniques vingt-et-unièmes — Accorder du temps à l’instant — 26 mai 2025


 Accorder du temps à l’instant


—  Tu as vu ça : six titres-restaurants sur dix sont maintenant utilisés en dehors des restaurants, c'est-à-dire dans les supermarchés ou les boulangeries. 

—  Avec la vie chère…

—  Oui, mais c’est un détournement, les restaurateurs ont raison de râler !

—  Qui ne râle pas de nos jours…

—  D’accord, mais en fait, les titres-restaurants sont devenus des tickets d’alimentation, ce qui nous ramène au temps de l’Occupation. Est-ce pour nous préparer à une nouvelle occupation ?

Comme d’habitude, Xavier pousse loin l’argumentation pour faire réagir son ami Sébastien qui pour l’instant s’oppose mollement.

—  Restaurateurs, agriculteurs, taxis…, continue Xavier, ce n’est plus l’automne qui est chaud, mais le printemps. Et je ne te dis pas ce qui va se passer quand le conclave sur les retraites aura rendu ses conclusions. Car il n’y aura pas de solution magique. Du sang, de la sueur et des larmes, comme l'annonçait Churchill… D’ailleurs, la CGT a déjà planifié une manifestation en juin.

Les agriculteurs, un problème sans fin, poursuit Xavier intérieurement. La loi Duplomb (« qui a du plomb dans l’aile », pourraient persifler certains) censée simplifier la vie des exploitants a été vidée de sa substance après son examen en commission. Les réactions, alors, étaient prévisibles. Et quant aux taxis sanitaires, après une période de manque d’offre en raison du développement de l’ambulatoire, beaucoup se sont mis sur ce créneau en investissant sur des véhicules adaptés. Et maintenant, on veut plafonner les prix et imposer deux patients transportés par course. On comprend là aussi la fureur. Manque de vision… manque de cohérence… C’est cependant la rançon de la démocratie, pas le meilleur système, mais le « moins pire ».

—  Et si on parlait d’autre chose ? murmure Sébastien.

—  Tu as raison. Le FMI épingle la situation financière de la France et pense que le déficit ne peut que s’accentuer si on n’agit pas.

—  Vieux sujet…

—  Et pour lui, la solution n’est pas d’augmenter les recettes mais de diminuer les dépenses.

—  Pareil…

—  Et les pistes données sont de nouvelles réformes pour les retraites et l’assurance-chômage. Explosif, non ?

—  Je ne te le fais pas dire…

—  Mais Éric Lombard, le ministre, est d’accord. Il a déclaré : « La réduction des dépenses, c’est notre boussole ». Le problème en France, c’est qu’on ne manque pas de boussoles pour connaître la direction où aller. Mais ça ne sert à rien puisqu’on fait du surplace…

Sébastien aimerait bien goûter en ce moment le silence de la pensée. Une configuration rare, celle où les neurones n’éprouvent plus le besoin de s’exciter, d’envoyer grâce aux synapses un influx à leurs voisins pour faire émerger du néant ou d’une vérité enfouie la silhouette d’un concept, d’un argument, d’un maillon qui à partir d’une prémisse réputée valide déroulerait la chaîne de causalités d'où surgirait la conclusion.

—  J’ai l’impression que tu ne m’écoutes plus… dit Xavier.

Oui, Sébastien n’écoute plus, il a du mal depuis quelque temps à fixer son attention.

Il ne faudrait pas que je tombe en dépression, pense-t-il.

Car on constate en ce moment une pénurie de médicaments antidépresseurs dans les pharmacies. Quatorze psychotropes sont en rupture, ce qui provoquerait « un grand désarroi des patients ». Fâcheux pour un pays où plus de quatre millions d’habitants s’en font prescrire chaque année. Une seule note positive : la consommation depuis une quinzaine d’années s’est stabilisée, alors que pendant longtemps elle était pratiquement la plus forte des États de l’OCDE, sans doute parce qu’en France, les conditions étaient plus difficiles qu’ailleurs. 

—  Mais tu as raison de te taire, enchaîne Xavier. Tout cela est déprimant. Toujours d’accord pour notre repas à quatre la semaine prochaine ?

—  Oui, oui…

Et ils reprennent leur marche sous les futaies, d’un pas calme et presque sentencieux pour ne pas troubler les insectes, se courbant parfois sous un entrelacs de branches, s’enfonçant dans la mousse humide aux abords d’un ruisseau qui chemine vers l’étang.

Sébastien s’arrête, observe la légère brume qui dilue les formes et les couleurs en cette fin d’après-midi de mai. Une pensée s’impose :

Un seul remède : accorder du temps à l’instant.



FIN


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Auteur chez L'Harmattan de VarIAtions (IA : le puzzle de notre futur s'assemble)

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

26 mai 2025

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