Chroniques vingt-et-unièmes — On ne peut rien contre le progrès — 24 mars 2025


 On ne peut rien contre le progrès


—  Excuse-moi, j’ai beau chercher mais je n’arrive pas à savoir à quoi peut servir un smartphone.

—  Évidemment, tu n’en as pas !

C’est le moment du café après un déjeuner copieux et peut-être un peu trop arrosé. À maintes reprises, Jean-Bernard a extirpé son smartphone de sa poche après une notification, un geste qui énerve particulièrement son père Didier. La conversation a forcément dévié sur le sujet et il vient de lui répondre. Mais celui-ci n’est pas décontenancé :

—  J’ai mon vieux téléphone portable, qui fonctionne toujours, et dont j’ai déjà changé la batterie plusieurs fois. Ça, je peux dire que c’était une révolution à l’époque. Pouvoir appeler et être appelé dans la rue, par exemple en cas d’urgence ou parce qu’on arrivait en retard à un rendez-vous ! Mais pour moi, c’est  largement suffisant et je ne vois pas ce que les smartphones ont apporté de plus.

Jean-Bernard prend une inspiration, il sait qu’avec son père, il faut expliquer les choses en douceur :

—  Écoute : avec un smartphone, tu peux recevoir des messages ou en envoyer à n’importe quel moment et à n’importe quel endroit.

—  Ah oui ? Moi, j’ai l’habitude de regarder ma boîte à lettres de courrier papier une fois par jour, vers midi, généralement, et je fais pareil pour mes mails sur mon ordi. Une fois par jour, et pas plus, car il n’y a jamais le feu…

—  Mais tu peux payer aussi avec ton smartphone…

—  Et la carte visa, ça sert à quoi ? En plus, il y a un véritable danger à tout concentrer sur un smartphone. Les vols à l’arraché se multiplient et les truands peuvent avoir accès facilement au compte bancaire ou à la messagerie du propriétaire. Normal puisqu’ils y sont connectés en permanence. Avec un smartphone, c’est comme si on se promenait avec un coffre-fort sur le dos…

—  Admettons, mais les applications ? Certaines sont très utiles…

Petit gloussement de Didier :

—  Sûrement qu’elles sont utiles, il existe toujours une bonne raison, mais les gens croulent sous leurs applications. Combien j’ai fait de pas par jour ? Combien de calories j’ai ingurgitées ? Quelle est cette plante, quel est cet oiseau ? Comment se portent mes comptes bancaires ? Ce produit contient-il des PFAS ? Est-il écologique ? Et j’en passe… Chaque application est peut-être très intéressante mais la multitude fait qu'on a en permanence un fil à la patte.

—  On ne peut rien contre le progrès…

—  À condition d’estimer que c’est un progrès. En fait, nous sommes tous en train de devenir des machines. Et le vocabulaire y est pour quelque chose. On dit à quelqu’un qu’il doit « changer de logiciel ». Lorsqu'il fait une erreur, on raconte qu’il a « buggé ». Quand, il modifie son opinion ou qu’il s’améliore, on parle de la « version 2.0 »… C'est sûr, on est complètement mûrs pour laisser la place à des robots. Eux, au moins, seront parfaits…

—  Tu exagères, le smartphone est un outil d’une puissance incroyable ! On a envoyé des hommes sur la Lune avec un ordinateur qui était cent fois moins puissant que le plus simple des smartphones d’aujourd’hui.

—  Et on en fait quoi de cette puissance ? s’exclame Didier. Je viens de lire une étude : 87 % des Français ont un smartphone et l’utilisent trois heures et trente minutes par jour en moyenne. Selon une expérience qui a été faite, le fait de s’en priver deux semaines permet de rajeunir de dix ans d’un point de vue cognitif, diminue l’anxiété, et semble aussi efficace, si ce n’est plus, qu’un antidépresseur. Avec ma consommation zéro, je fais baisser les statistiques…

—  Tu n’iras pas contre la tendance. Maintenant, sans smartphone, on est en situation de handicap…

—  Tiens ! Pourquoi tu dis « en situation de handicap » et pas « handicapé » ?

—  Mais « handicapé », ça ne se dit plus !

—  Ah bon ! Donc, si je suis enrhumé, je suis « en situation de rhume » ; si je suis fatigué, je suis « en situation de fatigue ». Intéressant…

Jean-Bernard serre les poings :

—  Tu caricatures…

—  En tout cas, ce qui est certain, c’est que le smartphone est devenu un organe supplémentaire. Ceux qui en sont privés éprouvent un sentiment de mutilation…

Élise qui écoutait en coulisse depuis la cuisine s’approche et intervient alors :

—  Excusez-moi, mais votre conversation est dépassée.

—  Dépassée ? (Jean-Bernard et son père ont poussé ce cri de concert).

—  Absolument. D’ici une dizaine d’années, le smartphone aura disparu et chacun aura à la place des lunettes connectées qui projetteront des images sur la rétine. Tu ne taperas plus sur un écran, il te suffira de parler. Et dans vingt ans, ce sera peut-être un implant directement incrusté dans le cerveau. Il te suffira simplement de penser…

—  Ah non ! Je ne veux pas de ça ! s’écrie Jean-Bernard.

—  Mais on ne peut rien contre le progrès, répond Didier avec un sourire malicieux.


FIN


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Auteur chez L'Harmattan de VarIAtions (IA : le puzzle de notre futur s'assemble)

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

24 mars 2025

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