Chroniques vingt-et-unièmes — Une ligne de crête — 11 novembre 2024
Une ligne de crête
Ludivine cherche le sommeil. Deux heures du matin, mais hors de question de prendre un somnifère. Elle se redresse, saute de son lit et file dans le salon pour allumer BFM. Bakou a trois heures d’avance sur la France, on doit arriver à savoir quelle est l’ambiance générale pour ce début de COP, la vingt-neuvième, snobée par nombre de chefs d’État occidentaux pour cause de « démocrature » financée par les revenus du gaz et du pétrole, et dont le président Ilham Aliev assure que ces énergies sont « un don de Dieu ». Le thème qui va occuper tous les débats cette année est la contribution des pays riches aux dégâts provoqués par le dérèglement climatique dans les pays pauvres – des centaines de milliards de dollars à trouver, tout de même. Sujet épineux où les volontaires ne se précipitent pas, même si la ministre française de la Transition écologique veut y croire en demandant un « choc des financements », encore un « choc », après le « choc des savoirs », le « choc de compétitivité », le « choc de simplification », une expression à la mode chez les politiques qui l’utilisent à foison. « Mais il ne faudrait pas que tout s’entrechoque », a commenté, Xavier, le père de Ludivine, toujours cynique.
Mais est-il temps de plaisanter, pense Ludivine, quand la planète va battre de nouveau un record en émettant cette année 37 milliards de tonnes de CO2 ?
La maison est silencieuse, ses parents qui dorment dans la chambre à côté du salon ne l’ont pas entendue. Ce n’est cependant pas une raison pour augmenter le son.
Un coup d’œil à la fenêtre. Elle l’entrouvre légèrement. La température a fraîchi, la brume de la journée s’est dissoute et on distingue un soupçon de Grande Ourse dans le ciel. Des ombres attardées remontent l’avenue, silhouettes fragiles, retour peut-être de quelque fête turbulente, qui se meuvent lentement, indifférentes aux soubresauts du monde, on sent un peu d’ébriété, des éclats de voix aussitôt chuchotés, puis l’écho des pas qui se noie dans la nuit, dans le souffle assourdi de la ville, dans le bruissement des tilleuls fatigués par l’agitation des hommes.
Ludivine referme l’ouvrant, s’assoit sur le canapé. BFM évoque le « spectre de ne pas aboutir ». Elle imagine la réponse de Benoît avec qui elle a pris un pot la veille : « C’est plus qu’un spectre, c’est bien réel… » Il a même persiflé : « Ce sera très dur de trouver des financements à bas coût ! ». « Bakou », « bas coût » ! Là encore une plaisanterie douteuse, mais elle l’aime bien, Benoît, tant qu’il ne l’assomme pas avec l’homme de Néandertal ou la météorite née près de Jupiter qui a mis fin au règne des dinosaures. Si elle résume ses derniers propos, il s’est livré à des calculs et il aurait une proposition à faire à Donald Trump : les États-Unis, qui sont le premier émetteur de CO2 de la planète (un peu plus de 13 %) après la Chine, disposent de 1,5 million de kilomètres carrés de désert où l’ensoleillement est maximal la plupart du temps ; sachant que la consommation énergétique du pays est de 4 071 TWh et qu’un mètre carré de panneau solaire produit 200 kWh, il suffirait d’environ 20 000 km2 de panneaux solaires pour répondre aux besoins du pays, soit 1,36 % de sa surface désertique. CQFD ! « Difficile mais pas impossible, a conclu Benoît. Plutôt que de continuer à déverser de l'argent dans des nouveaux gisements d’hydrocarbures, on pourrait développer ce parc photovoltaïque. »
« Si tu arrivais à convaincre Trump, cela mériterait un Prix Nobel », s’est aussitôt écriée Ludivine, enthousiasmée. Mais au pays du pétrole, peu de chances que cette idée ait une quelconque postérité. L'extraction des hydrocarbures de schiste y bat son plein, les investissements dans le domaine se bousculent, et la demande mondiale, notamment européenne après les restrictions imposées à la Russie, est là, toujours là.
Elle éteint le poste de télé, bâille maintenant de sommeil. La planète tourne sur une ligne de crête, c’est ce qu’elle imagine, sans se représenter ce que cette parabole pourrait signifier, géométriquement parlant. De toute façon, elle a horreur de la géométrie et ce n’est pas ce soir qu’elle va l’aimer.
FIN
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Auteur chez L'Harmattan de VarIAtions (IA : le puzzle de notre futur s'assemble)
Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
11 novembre 2024

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