Chroniques vingt-et-unièmes — Une triste vérité — 9 septembre 2024


 Une triste vérité 


—  16 milliards d’euros de dérive budgétaire ! C’est ce qu’a annoncé Bruno Lemaire. Qu’en pense l’éminent économiste que tu es ?

Thomas vient de s’adresser à Alexandre dans le café de Saint-Germain où ils se sont retrouvés avec Magali et Nassim. Leur troisième rencontre après leur sortie du lycée dix ans plus tôt.

—  Éminent… Ce n’est pas vraiment un compliment. Un économiste est toujours qualifié d’« éminent ». Cependant, l’éminent historien que tu es devrait savoir que plus on parle d’économies budgétaires, moins on en fait.

—  Holà ! intervient Magali. Vous démarrez fort tous les deux ! Mais de mon humble point de vue, est-ce qu’en rétablissant l’ISF, on ne pourrait pas réduire le déficit ?

Alexandre fait mine de réfléchir, alors que ses amis ont très bien compris qu’il a déjà la réponse :

—  Réduire le déficit, ça m’étonnerait… Pour certains, toutes les dépenses nouvelles doivent être financées par le rétablissement de l’ISF ! Mais c’est la question éternelle : l’ISF a été institué par Mitterrand en 1981, supprimé par Chirac en 1986, réintroduit par Mitterrand en 1988, transformé par Macron en 2017, et ça reste le centre des préoccupations de la gauche.

—  Pourtant, commente Nassim, l’argument de la droite consistant à dire que la suppression de l’ISF – ou du moins sa transformation – ferait revenir les exilés fiscaux, eh bien ça n’a pas fonctionné…

Geste de dénégation d’Alexandre.

—  Je me garderais de faire de la politique, mais on touche un point sensible. La première chose que demandent les investisseurs, c’est la stabilité fiscale. À la limite, peu importe le niveau de fiscalité, ils souhaitent simplement qu’il ne bouge pas pour pouvoir se projeter. Dans le cas des exilés fiscaux, comment une personne qui a pris la décision de finir ses jours à l’étranger – en y dépensant au passage toute sa retraite – pourrait revenir en France quand elle sait que le moindre changement de gouvernement risque de réinstaurer l’ISF ? En fait, il faudrait  une règle qui interdise sur un domaine donné toute modification législative pendant dix ans après le dernier changement.

—  On ne serait plus vraiment en démocratie, objecte Magali.

—  À nous de choisir ce que nous voulons… Avancer en zigzag ou pas… Mais on a besoin de ce genre de discours tel que le rétablissement de l’ISF… Ça  fait partie d’un tout…

—  Comment ça ? dit Thomas, intrigué.

—  C’est une triste vérité que je vais vous livrer…

—  Allons donc ! (Cette fois-ci, c’est Nassim qui réagit.)

—  Oui, et je n’en parle qu’à vous. Si j’écrivais un article sur le sujet, on me traiterait d’affreux réactionnaire, ou de fou… !

—  Et quelle serait cette vérité ? murmure Thomas.

—  Vous remarquerez comme moi que cela fait plus d’un siècle et demi qu’on dénonce le capitalisme et tous ses travers, et que malgré tout, le capitalisme, il se porte toujours aussi bien, et même très bien

—  Parce qu’on ne l’a pas encore abattu ! s’exclame Magali.

—  Mais la question, justement, est de savoir si on peut l’abattre.

—  Tu me fais peur…

—  J’étais certain que vous alliez trouver mes propos iconoclastes… Pendant que je faisais ma thèse d’économie, j’ai beaucoup étudié le sujet, et notamment l’histoire des sociétés depuis le néolithique. Si je résume, on a connu dans l’ordre les sédentarisations spontanées, les cités-États puis l’ère des empires, qui dure toujours de mon point de vue, mais sous une forme différente. Globalement, on retrouvait à peu près les mêmes classes dans les sociétés qui se sont succédé : une classe de dirigeants ; une autre, religieuse ou mystique, pour expliquer les mystères du monde ; une de guerriers, car il fallait bien assurer la défense contre les envahisseurs ; et la dernière, la plus importante, composée de cultivateurs, d’artisans, de commerçants et de travailleurs pauvres. Ce sont les trois premières classes, quoique minoritaires, qui s’en sortaient le mieux.

—  Et alors ? fait Nassim.

—  Même si des républiques ont vu le jour, on n’a jamais réussi à obtenir l’égalité des citoyens, financièrement parlant. Mission impossible. Il y a bien eu des tentatives – je ne vais pas vous faire toute l’histoire du communisme –, mais on attend toujours un résultat probant. Parce que le fond du problème, c’est que l’individu, dans la plus grande majorité des cas, ne fait confiance qu’à lui-même. Oui, à lui-même… Il est méfiant, il ne croit à aucun geste de secours d’un État situé au-dessus de lui parce qu’il trouve cet État incompétent. Alors, pour se prémunir de l’avenir, il aspire à mettre de l’argent de côté. Mais pour mettre de l’argent de côté, il est nécessaire d'en gagner… Et comme l’avenir lui paraît très incertain à cet individu, il veut constamment en gagner davantage, par précaution… C’est ce que, communément, on appelle  vouloir s’enrichir. Mais face à ce tableau jugé consternant, il faut des échappatoires, des exutoires. Et c’est le rôle des mouvements de gauche qui sont là pour affirmer qu’il existe des alternatives. Sinon, sans ces perspectives à l’horizon, la vie serait proprement infernale… On en parlera sûrement beaucoup à la fête de l’Huma le prochain week-end… Malgré tout, cela ne reste que des perspectives, et la réalité l’emporte toujours.

—  Tu es plus que pessimiste…, dit Thomas après un long sifflement.

—  C’est trop noir, interrompt Magali, et avec Barnier à la barre, on n’est pas sortis… J’aimerais qu’on change de sujet… Toi Nassim, le spécialiste de l’IA, il y a du nouveau dans le domaine ?

—  Oui, du nouveau, il y en a, et tout semble se passer ailleurs : aux US, en Chine, par exemple…  En France, par contre, on procrastine ou on veut réguler, et l’absence de gouvernement n’arrange rien. Je rejoins Étienne Gernelle, qui est directeur du Point, sur ce qu’il pense de la situation actuelle : « Plutôt que de se pencher sur les enjeux de l’intelligence artificielle, nos députés préfèrent revenir sur la réforme des retraites. Ce pays est-il sérieux ? » Il est peut-être temps de se pencher sur l’avenir et d’arrêter de ressasser le passé.

Alexandre éclate de rire.

—  Je te conseille comme pour moi de ne pas écrire un article sur le sujet… Gernelle, lui, peut le faire, mais toi tu serais immédiatement blacklisté !

—  Ce n’est pas aussi grave que ce que tu nous as affirmé tout à l’heure, rétorque aussitôt Magali.

—  Mais c’était une blague… Vous m’avez vraiment cru ?


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

9 septembre 2024

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