Chroniques vingt-et-unièmes — Digérer encore ce changement — 19 août 2024
Digérer encore ce changement
Dans un gîte de Vitrac qu’il a partagé une semaine avec des amis, Kevin s’est gardé quelques moments de solitude entre séances de rafting sur la Dordogne, compétition de ping-pong (sans égaler les frères Lebrun), soirée d’anniversaire, et bien sûr les longues heures devant la télé pour suivre les exploits des athlètes français.
Ces moments de solitude, c’était pour ses lectures de l’été dont il fera peut-être une synthèse pour la première session du Liber Circulo à la rentrée. Le professeur Marcus devrait aimer.
Ses lectures se résument à deux ouvrages : le plus récent livre de Françoise Chandernagor, L’Or des rivières, et le dernier Goncourt, Veiller sur elle, de Jean-Baptiste Andrea, qu’il se réserve toujours dans la chaleur du mois d’août.
Le premier est sans doute celui qu’il a le plus apprécié depuis L’Allée du roi, un monument de littérature qui nous plongeait au cœur de la cour de Louis XIV par le verbe reconstitué de la marquise de Maintenon, sorti déjà depuis 43 ans et qui valut à l’écrivaine sa notoriété. Celle-ci, fille d’un homme que rien par son milieu ne prédisposait à être ministre, y raconte son enfance dans les paysages ruraux de la Creuse, enclavée (celle que l’on a du mal à atteindre), pays de maçons qui vont notamment s’illustrer à Paris dans les chantiers pharaoniques du baron Haussmann au Second Empire. On pourrait dire que ce n’est pas uniquement un livre qui parle de transmission, mais un livre qui transmet. Qui transmet les bribes d’une vie pas si lointaine, celle de la vie à la campagne jusqu’aux années cinquante, très peu différente des siècles qui l’avait précédée, et que quelques décennies seulement ont suffi à balayer.
Et c’est peut-être la cause du grand malaise de nos sociétés, se dit Kevin. Alors que naguère plusieurs générations étaient nécessaires pour digérer un changement majeur, aujourd’hui, ce sont plusieurs changements majeurs qui doivent être digérés en une seule génération. De cette situation naissent des crispations et des refus. Doit-on alors en vouloir à ceux qui déplorent, comme l’écrivait si bien Lewis Carroll, qu’« il faut courir toujours plus vite pour rester à sa place » ?
Et ensuite le roman de Jean-Baptiste Andrea – qui fait le lien avec Françoise Chandernagor puisqu’elle est membre du jury qui a primé ce livre. Pour Kevin, c’est un Goncourt comme on les aime, avec ces pointes de sensibilité, de poésie, d’humour, de dérision, et ce souffle qui traverse le récit, sans oublier l’érudition – ce qui ne fait jamais de mal. Il n’avait pas ressenti un tel plaisir avec ce prix depuis Le sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari, lauréat 2012, porté par son écriture somptueuse.
Alors, Veiller sur elle ? Sur fond de romance entre deux êtres que tout oppose, une riche aristocrate et un futur sculpteur de génie sorti de la plèbe, dont la rencontre sera décisive et qui, d’une certaine manière, vont veiller l’un sur l’autre, c’est une fresque qui se déploie sur une grosse partie du vingtième siècle – le siècle de tous les dangers –, la fresque d’une Italie qui se cherche, avec tous ses travers et l’héritage d’un passé prestigieux et inspirant. Kevin a refermé le livre, non sans une certaine tristesse, pour Viola, l’héroïne, trop à l’étroit dans son temps, contrecarrée dans toutes ses tentatives pour trouver une issue à ses immenses talents, qui a tout de suite senti que l’amitié est plus forte que l’amour, qu’elle peut transcender une vie pour lui donner un sens. Derrière ces lignes, derrière ce grand Goncourt, se cache forcément un grand écrivain.
Kevin a donc refermé le livre un soir avec un clap de fin, et c’est un autre clap de fin qui le réveille le lendemain lorsque ses compagnons lui apprennent la mort d’Alain Delon, révélé par Plein Soleil et qui part ainsi, au cœur de l’été, retrouver la solitude du samouraï. « Une star qui va rejoindre les étoiles », c’est la phrase mille fois entendue, mais si porteuse d’espoirs pour ceux qui ne peuvent croire à une disparition brutale au terme de tant d’années étincelantes. Selon un de ses amis du gîte, Alain Delon a réussi grâce à « l'intelligence de sa beauté », à laquelle est venu s’ajouter un talent d'acteur. D’acteur plus que de comédien, « l’acteur s’incarnant lui-même alors que le comédien joue le rôle qu'on lui assigne ».
Peut-être…, pense Kevin, et il va falloir s’habituer à cette disparition. Digérer encore ce changement…
FIN
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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
19 août 2024
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