Chroniques vingt-et-unièmes — La vie devant soi — 15 juillet 2024


 La vie devant soi 


Depuis plusieurs semaines déjà, les dés sont jetés. Mais ils ne se sont pas encore posés, ils ne cessent de tourbillonner. Difficile de savoir quel Premier ministre va émerger de cette situation de tous les possibles, des possibles que des forces contradictoires cherchent à refermer.

Comme beaucoup de jeunes, Quentin s’est abstenu de voter, et il semble que ce soit la même chose pour son amie Ludivine que Jean-Bernard n’a jamais rencontrée, mais dont il entend parler à l’occasion lorsque Quentin daigne sortir du mutisme qui l’habite en général. Celui-ci, pour toute justification, s’est contenté de dire :

—  Ça me soûle de les voir se tirer dans les pattes… Ce n’est pas ça qui va me donner envie de voter !

—  Ah ! si tous les gars du monde voulaient se donner la main… n’est-ce pas ? a rétorqué Jean-Bernard.

—  Quels gars ?

—  Ne fais pas attention, ce n’est qu’une expression…

C’est clair, Quentin ne s'intéresse pas à la politique et à ceux qui la portent. Et finalement, peut-être a-t-il raison. C’est sans doute parce qu’il n’attend rien d’eux et qu’il est persuadé qu’ils ne pourront en aucune manière changer sa vie. Et Jean-Bernard n’a même pas su répondre à son fils quand celui-ci, très naturellement, a lâché :

—  C’est le comble : on parle toujours de redonner la parole au peuple, et quand on la lui donne par dissolution de l’Assemblée, on critique la décision… Ça me dégoûte. Et c’est encore une motivation pour ne pas voter.

Jean-Bernard essaie de résumer la situation, mais c’est difficile tant les événements se bousculent.

Ainsi, le Président souhaitait une « clarification ». Elle a bien eu lieu, mais quelques heures seulement, et à présent c’est le trouble qui semble l’emporter. À gauche, après l’accord électoral scellé dans la précipitation, on peine à s’entendre sur le nom de celle ou celui capable de mener la politique définie par le programme élaboré lui aussi en toute hâte. Et dans les propos divers, on note une forte créativité. Le SMIC à 2 000 euros brut, par exemple, serait intégralement compensé par l’État dans les petites entreprises. Mais il ne coûterait pas un centime aux comptes publics car les grandes entreprises le financeraient par des taxes supplémentaires. Les grandes entreprises contribuant aux emplois des petites, il fallait y songer. Reste néanmoins à déterminer – et ce n’est pas le plus facile – les seuils précisant qui serait aidé et qui abonderait au système. Les instances patronales seront-elles consultées ? Comme mesure phare également, le retour de l’indexation des salaires sur l’inflation, mécanisme institué par Antoine Pinay en 1952 et supprimé par la gauche  à grand-peine en 1983 lors du « tournant de la rigueur » qui valut à François Mitterrand la défaite trois ans plus tard. En fait, Jean-Bernard pense que même minoritaire LFI cherche à imposer sa vision et son programme, et que d’ailleurs tout tient dans la phrase de Jean-Luc Mélenchon au soir du second tour : « Tout le programme et rien que le programme ». Et tant pis pour ceux qui voudraient des compromis. Avec environ 10 % des suffrages, LFI exige de gouverner la France. Pour Jean-Bernard, ce n’est pas sans rappeler l’attitude de Lénine en octobre 1917 qui préfère agir tout de suite sans attendre le résultat de l’élection de l’Assemblée constituante prévue le mois suivant, résultat qui aurait pu lui être défavorable. Bien sûr, on n’en est pas à un coup d’État, mais les termes employés ont leur importance. Quant à la droite, elle a dans un premier temps réfuté  toute alliance, mais la situation est peut-être en train d’évoluer, à moins qu’elle n’ait l’intention de s’ancrer durablement dans l’opposition. Et le RN, comme c’est souvent le cas, ne dit mot –  le silence lui profitant davantage que l’invective –, peut-être encore sous le choc d’être passé si près de la victoire, loin du nombre de députés qu’on lui promettait. Enfin, l’ex-majorité présidentielle se voit maintenant en « barycentre » du nouveau paysage politique. Pas sûr que cet argument soit suffisamment convaincant pour envisager l’avenir avec sérénité.

Situation confuse, donc, les dés n’en finissent pas de tourner.

Ce n’est pas avec ça que je vais arriver à convaincre Quentin, soupire Jean-Bernard.

Mais pourquoi faudrait-il convaincre ? Personne n’a cherché à me convaincre, moi… Il n’y a que la vie qui peut le faire.

—  Tu as raison, parlons d’autre chose, se décide-t-il à dire. Pour reprendre la formule de Romain Gary, tu as la vie devant toi…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

15 juillet 2024

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