Chroniques vingt-et-unièmes — Une page difficile à écrire— 8 juillet 2024


 Une page difficile à écrire 


Une nouvelle soirée électorale.

Une de plus.

Une certaine lassitude commence à imprégner les esprits. Une envie de fermer la parenthèse ouverte déjà depuis plusieurs mois. 

Mais cette soirée électorale est peut-être la plus importante depuis les cinquante dernières années. Et la parenthèse est encore loin de se refermer.

Une soirée entre amis. Xavier, Émeline, Sébastien et Romane sont installés devant le poste. Dix secondes avant le résultat, neuf, huit… deux, un…

Sébastien ne cache pas son enthousiasme à l’annonce des fourchettes de scores :

—  On a gagné ! Le fascisme n’est pas passé !

—  Je ne vois pas très bien ce qu’on a gagné : la pagaille ? le désordre ? répond Xavier.

—  Vous n’allez pas commencer tous les deux, les reprend aussitôt Émeline. On peut arriver à discuter sans s’énerver !

—  Et c’aurait pu être mieux si la majorité présidentielle s’était aussi bien désistée que la gauche, continue Sébastien, imperturbable.

Réaction humaine, peut-être, se dit Xavier. La majorité n’a sans doute pas oublié toutes les attaques violentes de la gauche. Ce n’est pas son tempérament, après avoir reçu autant de baffes, de tendre l’autre joue…

Émeline fait tout pour détendre l’atmosphère :

—  Je sors tout de même le champagne. Même si nous n’avons pas le cœur à nous réjouir, buvons au moins à l’été et aux JO…

—  Buvons, mais moi je reste très pessimiste, dit Xavier. À cause de notre système électoral…

—  Ah oui ? fait Sébastien… 

—  Notre scrutin majoritaire à deux tours a été conçu pour obtenir une majorité absolue, ce qui est rarement le cas avec le scrutin proportionnel. Ne pas avoir de majorité absolue dans un scrutin majoritaire à deux tours représente un casse-tête car on est face à des cultures politiques très différentes selon les deux modes de scrutin. Dans un scrutin proportionnel, les formations politiques savent qu’elles devront composer avec les autres pour constituer, le cas échéant, une coalition, ce qui incite à une certaine retenue. Dans le scrutin majoritaire à deux tours, au contraire, ce ne sont pas des adversaires qui s’affrontent, mais des ennemis, et tous les coups sont permis pour arracher la victoire. Donc, avec trois blocs ennemis qui pèsent à peu près de la même façon, j’imagine difficilement des alliances.

Sébastien lève son verre :

—  En tout cas, c’est le temps des changements dans le monde aux plus hauts postes : la Grande-Bretagne, l’Iran, les États-Unis…

—  Ah, la Grande-Bretagne ! s’exclame Xavier. Virés les conservateurs ! Tout ça pour ça !

—  Pourquoi tout ça pour ça ? réagit Émeline.

—  Vous vous souvenez de la phrase de Churchill en 1938 après  les accords de Munich ? Il visait Chamberlain à ce moment-là : « Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. »

Une moue de Sébastien :

—  Ouais, on lui prête cette phrase, mais on n’est pas sûr qu’il l’ait réellement prononcée…

—  Peu importe, poursuit Xavier, la situation d’aujourd’hui m’y fait penser. Je résume : en 2015, David Cameron est au pouvoir depuis cinq ans, et pour remporter les nouvelles élections générales, il promet un référendum sur la sortie de l’Union européenne, persuadé que le NON l’emportera. Son parti va effectivement sortir vainqueur, mais après il faut bien qu’il tienne sa promesse et qu’il organise le référendum. Et c’est le fameux Brexit de 2017 ! Donc, si on fait le bilan, les conservateurs ont organisé le référendum du Brexit pour se maintenir, et à présent, ils ne sont plus au pouvoir… Mais le Brexit est toujours là ! Je dis donc « tout ça pour ça »…

Il est vrai qu’en Grande-Bretagne, les conservateurs et les travaillistes c’est une longue tradition. Quand les uns ne sont pas au pouvoir, ce sont les autres qui y sont. Si on n’y est pas, il suffit dans la plupart des cas d’attendre les prochaines élections générales pour y accéder. Et si on y est, on sera balayé la fois suivante. On appelle ça l’alternance. En réalité, la manœuvre de David Cameron n’a servi qu’à retarder une échéance. Mais à quel prix !

—  D’accord, enchaîne Sébastien. Je reviens à l’Iran : vous avez vu que le nouveau président, Massoud Pezeshkian, est considéré comme un « réformateur », mais c’est peut-être un bien grand mot. Disons que c’est le moins « ultraconservateur ». Car aussitôt élu, il s’est précipité pour rendre hommage à l’ayatollah Ali Khamenei qui fixe les « lignes ». En fait, en Iran, le président a des prérogatives très limitées…

Le visage d’Émeline est hilare.

Et la soirée continue ainsi jusqu’à l’annonce des résultats quasi définitifs. Ils donnent 182 sièges pour le Nouveau Front populaire (dont 74 pour LFI et 59 pour PS), 168 pour la majorité présidentielle (Ensemble), 143 pour le RN et ses alliés, 60 pour LR et ses alliés, et 24 pour le reste. Un peu plus de 37 % des suffrages pour le RN. À gauche, les socialistes doublent le nombre de leurs députés quand  LFI en perd 4. Le RN et ses alliés augmentent de 60 %, alors que la majorité présidentielle se retrouve avec un tiers de députés en moins.

Mais les résultats peuvent s’analyser de différentes façons. Même s’il n’a pas obtenu la majorité absolue, le RN enregistre une progression très importante depuis 2022. Avec plus de 9,3 millions d’électeurs au premier tour et 8,7 au second, c’est la première force politique du pays, alors que le nouveau Front populaire n’en a eu que 9 millions au premier puis 7 au second. Si on raisonne en termes de « blocs », il arrive en troisième position, mais en première s’il s’agit de partis. Et il est toujours plus difficile de gérer une coalition qu’un parti monolithique. On le sent déjà avec les divergences de vues qui sont apparues dès l’annonce des scores. Il y a cependant un point commun parmi les leaders de gauche : ils veulent gouverner, s’estimant les mieux placés. Et encore une fois, on constate que la  politique n’est pas à l’abri de paradoxes : ceux qui jugeaient inadmissible que l’ancienne majorité gouverne avec seulement 250 députés voudraient gouverner avec 182.

—  C’est la « Chambre introuvable », soupire Xavier, comme sous la Troisième et la Quatrième République.

Et puis Romane, qui s’était peu exprimée jusque-là, intervient :

—  Moi, je n’ai jamais compris pourquoi le RN serait en dehors de la République. Ceux qui sont en dehors, ce sont ceux qui font des coups d’État. Et là, ce n’est pas du tout le cas, toutes les règles démocratiques ont été respectées, il me semble… Laissons faire la démocratie !

Sébastien est interloqué par la réaction de sa femme.

—  Excusez-la, dit-il.

—  Et pourquoi il faudrait m’excuser ?

Émeline sent une tension et essaie d’expliquer :

—  On dit ça à propos du RN parce que c’est une question de valeurs… 

—  Les valeurs ? s'insurge Romane, rien de plus subjectif ! Les valeurs des uns ne sont pas celles des autres. Et bien malin, celui qui peut dire lesquelles valeurs sont bonnes ou mauvaises. Ça varie dans le temps et selon les pays…

Pour ce qui est des valeurs, elle a raison, songe Xavier. Rien de plus changeant. En France, par exemple, si on compare ce qui est bien ou mal de penser entre les années soixante et aujourd’hui, c’est un gouffre énorme. Et il se dit aussi que le carburant du vote pour le RN a été l’argument massue « On n’a pas essayé ». Mais il y a peu de chances, sauf miracle, que ce parti, s’il arrive un jour au pouvoir, réussisse mieux que ceux qui l’ont précédé. Alors quand les espoirs se seront transformés en déception, quel parti restera que l’on n’a pas encore essayé ? Le parti animaliste ? Celui de François Asselineau ? De Jean Lassalle ? Ou bien Francis Lalanne et Dieudonné ? Xavier préfère arrêter les spéculations. Et concernant le recul de LFI, il est bien possible que le fait d’agiter des drapeaux palestiniens place de la République et d’y vendre des keffiehs blancs maillés de noir à la sortie des bouches de métro n’ait pas consolidé son image. Et puis, conclut-il, n’est-ce pas un oxymore que des « Insoumis » accèdent au gouvernement ? Il faudra que les politologues se penchent sur la question.

—  On s’en va, dit soudainement Sébastien, il est l’heure…

Une heure du matin. Il a sans doute envie de faire taire sa femme. Mais il a raison : il est l’heure de passer à autre chose ; une page s’est tournée et la prochaine sera difficile à écrire.



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

8 juillet 2024

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