Chroniques vingt-et-unièmes — Le reflet d’une époque — 3 juin 2024
Le reflet d'une époque
Le professeur Marcus a une légère appréhension. Il vient d’ouvrir la séance du Liber Circulo, le club littéraire, et le risque, à une semaine d’une échéance électorale, est toujours de laisser dériver la discussion sans pouvoir la contrôler. Tous les membres sont installés autour de la table et c’est surtout Ludivine qu’il craint, car il la sait guerrière et prête à s’enflammer pour une parole de trop. Mais Elsa et Damien voudront aussi aborder le sujet, et il sait dans quel sens. Kevin, lui, sera plutôt neutre, et il compte sur Louis pour l’aider.
Sur un clin d’œil, c’est ce dernier qui commence :
— Vous trouverez que ce n’est pas très contemporain mais j’ai acheté sur Internet Le Tour de France par deux enfants que j’avais lu chez ma grand-mère quand j’étais gamin, et figurez-vous qu’au moment de la commande, j’ai eu le choix entre la version originale et la version laïque.
— La version laïque ? C’est quoi ? demande Elsa.
— Eh bien, par exemple, dans la version laïque, on a supprimé toutes les expressions du genre « Oh, mon Dieu ! » Je suppose qu’on a peur que cela froisse les susceptibilités…
— Je vois, mais ça peut se défendre… On n’a pas besoin de la religion dans ce type de lectures.
— Oui, enfin… c’est la différence entre religion chrétienne et culture chrétienne…
Kevin renchérit :
— Dans le même genre, tous les écrits d’Agatha Christie ont été revus – avec l’accord des héritiers, évidemment – pour ne pas choquer les lecteurs. Certains la traitent d’antisémite, de raciste… mais son œuvre n’est que le reflet de l’époque, et bien sûr on la lit avec nos lunettes d’aujourd’hui.
— Oui, oui, oui, continue Louis. Aux États-Unis, pour rester mainstream, on fait appel à des sensitive reader qui contrôlent notamment le caractère gender fluid des livres. C’est bien dit, n’est-ce pas ?
Ce n’est pas l’avis de Damien :
— Si on veut… J’ai horreur de la doxa… Tout ce qui est mainstream, je considère que c’est du bullshit !
— Restons polis ! fait Louis.
Ludivine qui était demeurée placide, le regard négligemment posé sur son smartphone, intervient alors :
— Moi, je suis pour que tous les livres soient lisibles. Ça incitera les jeunes à lire.
— Ah ! lisible ? répond Louis. C’est pour ça qu’on supprime aussi le passé simple dans les livres pour ados ? Ils auraient, paraît-il, des difficultés à le comprendre, ce serait au-dessus de leurs capacités, ces pauvres petits, et ça les empêcherait de lire… Vive le passé composé !
— Oui, comme l’imparfait du subjonctif qui a pratiquement disparu… soupire Kevin.
Mais Ludivine insiste :
— Là, ce n’est pas plus mal ! C’est complètement dépassé… Plus personne n’écrit comme ça…
Ce qui n’est pas de nature à démonter Louis :
— Effectivement, ça aide pour le New romance…
Allusion au New romance, ce genre qui marche très fort et qui est en fait la version modernisée de ce qu’on appelait naguère le « roman à l’eau de rose » ou la « collection Arlequin ». Un genre né aux États-Unis, comme d’habitude, dont le succès tient, selon les spécialistes, à « la simplicité de l’écriture qui rend les histoires accessibles à tous ». L’amour y occupe bien sûr une place centrale, mais on pourrait s’offusquer du manque de parité, car ce type de roman est presque essentiellement produit par des femmes et tout autant lu par des femmes. Des concours et des festivals récompensent même les auteures et réunissent toutes leurs fans. Morgane Moncomble en est l'une des grandes figures en France. Elle surfe sur cette vague qui représente à présent 7 % du marché du livre et qui n’est pas près de refluer. Serait-ce un refuge face à une société patriarcale jugée trop violente ? Le reflet encore d’une époque ?
Louis songe à tout cela en prononçant ces mots mais n’a pas le temps de développer car Marcus reprend la main, satisfait que la conversation n’ait pas dérivé vers les Européennes.
— Après ce petit préambule, nous allons passer maintenant au vif du sujet. Je vous propose de parler du dernier ouvrage que j’ai dévoré, La Horde de Marie Favereau, avec en sous-titre « Comment les Mongols ont changé le monde ».
La marche vers l’Ouest a toujours fasciné les peuples, pense-t-il. Et là, quelles que soient les époques. Les Russes ne portent-ils pas l’héritage de la Horde d’or, la partie occidentale de l’Empire mongol ?
FIN
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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
3 juin 2024
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