Chroniques vingt-et-unièmes — Une date dans l'histoire — 10 juin 2024
Une date dans l'histoire
Les résultats sont fidèles aux projections. La liste RN a obtenu 31,5 % des suffrages, s’arrogeant une trentaine de députés européens, alors que la liste présidentielle n’a recueilli que 14,5 % des voix, juste devant celle de Raphaël Glucksmann avec 13,5 %. Et la participation, comme prévu, a tout juste dépassé 50 %, en très légère augmentation par rapport à 2019.
Pensant que la soirée va être longue, Xavier se verse un café et dit à Émeline :
— Avec ma naïveté légendaire, j’ai cru qu’en ayant le choix entre 38 listes, chacun aurait pu trouver son bonheur et qu’on aurait atteint ainsi 100 % de participation. Mais je me suis manifestement trompé…
Pour Xavier, cette abstention pose la question de la démocratie en France, et peut-être même dans tout l’Occident. Serait-ce un système obsolète ? Et si tel est le cas, que se profile-t-il derrière ? Le monde semble maintenant séparé en deux fractions irréconciliables. D’un côté les régimes autoritaires où la possibilité de voter sans truquage – ou de voter tout court – n’est qu’un rêve inaccessible. Et de l’autre, les régimes démocratiques où les citoyens dubitatifs et moroses demandent toujours davantage et manifestent leur rejet du pouvoir en s’enfermant dans le dégagisme ou en s’abstenant. Dans cette deuxième configuration se cache finalement l’idée que la démocratie est un dû et que rien ne pourra jamais l’abattre. Or, il n’y a rien de plus fragile. La démocratie n’est pas un dû, mais une lutte de tous les jours. Face au vide de l’abstention, il se trouvera toujours quelqu’un pour proposer des solutions simplistes – le passé l’a largement démontré.
Et il pense également aux commémorations du D-Day qu’il a suivies toute la journée du 6 juin. Il y a 80 ans se déroulait déjà, avec une violence extrême, le combat de la démocratie contre les régimes autoritaires. Avec l’abstentionnisme qu’on a connu ce dimanche 9 juin en France, ceux qui sont restés couchés sur la plage d’Omaha la sanglante doivent se retourner dans leur tombe de Colleville-sur-Mer.
Et c’est oublier tous ceux qui sont morts en 1830 et 1848 pour obtenir ce droit de vote, et le mouvement des suffragettes entre les deux guerres protestant contre un statut qui leur ôtait cette possibilité, les assimilant à d’éternelles mineures.
Émeline se verse elle aussi un café fumant. Elle répond :
— Je ne crois pas que tu sois si naïf… Tiens, je viens de lire les prochaines restrictions. On ne pourra même plus circuler à Paris comme on veut pendant les Jeux. Il faudra un pass, ça va être l’enfer !
À cette réflexion, la tasse de Xavier reste en équilibre dans sa main.
— L’enfer… Je pense que ceux qui sont tombés pendant le débarquement avaient une autre idée de l’enfer… Quand on n’a que vingt ans, qu’on est cloué par la mitraille au pied des falaises et que votre commandant vous dit pour vous encourager à vous battre « Il n’y a que deux sortes d’hommes qui vont rester sur cette plage, ceux qui ont déjà été tués et ceux qui vont se faire tuer », ça clarifie tout de suite la situation…
— Mais ne ramène pas tout au débarquement ! Tu as passé toute ta journée de jeudi à regarder les cérémonies. Ça commence à te rendre malade. Et puis, ce que tu racontes n’est que du cinéma ! C’est dans Le jour le plus long et on ne sait pas si la phrase a vraiment été prononcée…
— Ça permet au moins de relativiser. Il y a trop d’opinions tranchées dans ce pays, pas assez de modération… Tu as vu ces violences encore à propos du chantier de l’A69. Pourtant, les moyens de discuter ne manquent pas, il y a des possibilités de recours en justice. Mais non, c’est caillassage contre grenades lacrymogènes…
C’est peut-être le mal de ce qui sera toujours le monde : ne pas chercher à convaincre son adversaire, mais au contraire l’abattre à tout prix, pour que le résultat soit tout blanc ou tout noir, sans toutes les nuances qui en font la richesse, et surtout l’intérêt.
Je suis peut-être d’une autre époque…, songe Xavier.
Ou d’une époque qui n’a jamais existé.
Il est parti dans la cuisine poser sa tasse et de là il capte l’exclamation d’Émeline :
— Dissolution ! Tu entends, c’est la dissolution !
Il revient au salon, juste pour les dernières notes du générique qui terminent l’allocution du Président.
Je pense que parmi la moitié des Français qui n’ont pas voté aujourd’hui, certains vont se réveiller demain avec la gueule de bois… Et un peuple si divisé pourra-t-il se rassembler pour trouver un cap dans ce monde de périls ?
— La dissolution ? Ce n’est pas le jour le plus long, mais un jour qui fera sûrement date dans l’histoire…
FIN
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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
10 juin 2024
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