Chroniques vingt-et-unièmes — Importations, soleil levant — 6 mai 2024


 Importations, soleil levant


Benoît, depuis, quelques minutes, observe la façade du 35 boulevard des Capucines. C’est là que du 15 avril au 15 mai 1874 s’est tenue la première exposition des « Indépendants », qui ne comprenait pas que des impressionnistes – sur les trente, ils étaient plutôt minoritaires –, mais des peintres de genres très différents fédérés par la seule volonté de ne plus se plier à la « tyrannie » du Salon officiel. Un petit groupe animait cette initiative : Cézanne, Degas, Monet, Morisot, Pissarro, Renoir, Sisley. Poursuivant l’idée émise par Bazille mort prématurément lors de la guerre contre la Prusse. Et ils ont créé une société coopérative pour cela.

Depuis, le bâtiment du 35 a été surélevé mais conserve sa façade vitrée, sans son chapiteau d’origine. L’intérieur, par contre, a bien changé, totalement remanié. C’est dans ses appartements sur deux étages qui abritèrent un temps l’atelier de Nadar, aux murs tendus de laine rouge foncé pour l’occasion, que les 165 toiles ont été présentées et mises en valeur, en évitant l’empilement les unes sur les autres qui prévalait au Salon officiel. 

Un lieu ouvert à tous les artistes qui le voulaient, sans agrément, sans jury, sans récompenses – un vent de liberté soufflait. Le résultat, toutefois, fut médiocre – seulement 3 500 visiteurs et une dizaine de tableaux vendus –, et la coopérative périclita rapidement. Mais là n’était pas l’essentiel : des artistes, dans une société en pleine transformation industrielle issue du Second Empire, avaient réussi à s’opposer à un ordre officiel de la peinture toujours ancré dans les siècles précédents.

Benoît est parvenu à convaincre Ludivine de l’accompagner la veille au Musée d’Orsay qui commémore les 150 ans de cet événement avec l’exposition « Paris 1874. Inventer l’impressionnisme ». Un moment, pourtant, qui passa à l’époque quasiment inaperçu mais, que rétrospectivement on considère comme historique, car c’est là qu’y fut inventé le terme d’« impressionnisme » avec cet article du journaliste Louis Leroy dans l’édition du 25 avril du quotidien satirique Le charivari : « Impression, j’en étais sûr. Je me disais, puisque je suis impressionné, il doit y avoir de l’impression là-dedans. » On ne se souvient plus de ce journaliste, mais seulement de son bon mot, qui est devenu un mot connu dans le monde entier. Le tableau à l’origine de ce trait d’humour, Impression, soleil levant, de Claude Monet, est d’ailleurs dans l’exposition l’objet de toutes les attentions. Comme au Musée du Louvre avec La Joconde, Benoît et Ludivine n’ont pu l’observer que derrière cinq ou six rangs de spectateurs.

L’impressionnisme, inventé donc en France, allait s’exporter les décennies suivantes sur tous les continents. Des temps bien révolus. Benoît songe à cette époque où la France exportait encore, et à celle d’aujourd’hui où il se passe le phénomène inverse, où elle a tendance, outre les marchandises de Chine et des autres pays du soleil levant, à importer des problèmes nés ailleurs, qu’il s’agisse du débat sur l’interdiction possible de l’avortement, ou de la guerre entre Israël et le Hamas.

Ludivine, qui venait pour la première fois au Musée d’Orsay, a aimé. « Je croyais que c’était un truc de boomers, mais j’ai  trouvé ça cool, surtout Berthe Morisot. Une meuf peintre à cette époque, c’est quand même complètement ouf… »

Et après s’être inclinée légèrement face à Benoît dans un discret salut indien, elle s’est évanouie dans la foule compacte de l’esplanade Valéry Giscard d’Estaing.

A-t-elle aimé, ou n’était-ce qu’une impression ? pense-t-il.



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

6 mai 2024

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