Chroniques vingt-et-unièmes — Affronter ce qui est — 20 mai 2024
Affronter ce qui est
Remontant la rue qui le mène à son appartement de Saint-Ouen, Thomas pense aux désordres du monde, à cette agitation permanente, séculaire, que rien ne peut empêcher, à cette roue qui tourne en revenant toujours au point de départ.
Il y a la mort du président iranien Raïssi dans un hélicoptère hors d’âge… Et évidemment l’Ukraine, Gaza, et maintenant la Nouvelle-Calédonie… Il semble que cette volonté de destruction atavique ne puisse jamais s’éteindre.
Il y a une dizaine d’années, son père Marcus a séjourné quelques mois à Nouméa où il a conservé quelques amis. Il a déploré la dégradation actuelle de la situation : les magasins pillés, les entreprises et écoles incendiées, les hôpitaux privés de tout, la population calfeutrée chez elle… Que cherche-t-on sur place ? À revenir au Moyen Âge ? Est-ce le désir de détruire pour détruire ?
Thomas ralentit le pas. On décrit un monde de violences, mais était-il plus enviable il y a un siècle ? Les années folles battaient leur plein, certes ; la « Revue nègre » allait déferler sur la France, sans doute. Mais peu de personnes se doutaient qu’il ne s’agissait que d’une accalmie entre deux boucheries effroyables. Un duo, peut-être, en avait conscience : Aristide Briand et Gustav Stresemann, respectivement ministres des Affaires étrangères de la France et de l’Allemagne. Des visionnaires, même, qui estimaient que la paix en Europe ne pouvait exister qu’avec une réconciliation profonde entre les deux pays. Ils reçurent pour leurs travaux le Prix Nobel en 1926 après les accords de Locarno l’année d’avant. La mort prématurée de Stresemann en 1929 ne permit pas de poursuivre cette grande œuvre, et l’on en connaît la suite…
Alors, l’époque actuelle est-elle si terrible ? Arrive-t-on au bout d’un cycle de paix ? s’interroge Thomas. Et c’est l’historien qui parle. L’Europe vient de vivre 80 ans de paix, ce qui ne s’est pas produit depuis l’écroulement de l’Empire romain au Ve siècle. Il sait que dans l’histoire, rien n’est jamais acquis. Pour preuve la régression, le fractionnement, le repli sur soi qui ont succédé à cet empire.
Mais tout est subjectif. On regrette souvent un passé qui n’a jamais existé ou on se projette dans un futur hypothétique. C’est le propre du pouvoir logé dans le cortex de l’homme, qui lui donne cette faculté de comprendre et de raisonner. Et justement… Lors du long week-end de l’Ascension où il a séjourné chez son père, Thomas a relu un album de son enfance, un « Blake et Mortimer » d’Edgar P. Jacobs, Le Piège diabolique, paru en 1962. Instructif… Dans les méandres d’un voyage dans le temps où se débat le professeur Mortimer, se dégage une morale qu’assène d’ailleurs le héros dans la dernière planche : « Ne nous plaignons pas outre mesure de notre damnée époque car elle a de bons côtés ! Et qui sait si un jour en l’évoquant, vous ne diriez pas à votre tour “C’était le bon temps” !!!... »
Déjà ce sentiment en 1962, à un moment où la menace nucléaire planait en permanence… ! De quoi alimenter tous les regrets d’un passé qui était pourtant celui de la guerre, et les espoirs d’un avenir qui semblait compromis.
Toujours ce rêve de s’échapper d’un présent trop médiocre.
Cependant, le présent n’est-il pas enviable avec ce qui a lieu en ce moment à Cannes devenue pendant quelques jours la capitale du monde ? Car loin de tous ces périls, le festival a ouvert, avec ses bousculades sur le tapis rouge, ses rumeurs et son concours de robes les plus téméraires. Les cérémonies vont s’enchaîner dans une parenthèse intemporelle, recouvrant d’une poussière d’étoiles tous les dérangements du siècle.
Osons affronter ce qui est, se dit Thomas.
Et je crois que je vais lire d’autres Blake et Mortimer…
FIN
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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes
20 mai 2024
"Le piège diabolique", bien sûr! Je l'ai lu semaine après semaine grâce à un abonnement au journal Tintin. Sympa de réveiller ce souvenir! à ++
RépondreSupprimerEt il est vrai que la situation internationale était très difficile et angoissante au moment où cet album a été écrit. GD
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