Chroniques vingt-et-unièmes — Trouver du positif — 4 mars 2024


 Trouver du positif


—  Que d’eau, que d’eau… soupire Charles.

Ludovic regarde pensivement la devanture balayée par les bourrasques, et la pluie qui crépite sur le trottoir.

—  Ça me rappelle les paroles d’un certain président de la République.

—  Exact, c’était celles de Mac Mahon à Toulouse en 1873. La Garonne était en crue…

—  On devrait parler un peu moins des nappes phréatiques à présent…

—  Et on parlera davantage de la guerre en Ukraine, ponctue Jean-Bernard

—  Les trois officiers en retraite sont installés devant des croissants dans le bistrot du Trocadéro, leur repaire. Jean-Bernard enchaîne :

—  Alors, votre avis sur la situation ?

C’est Charles qui commence :

—  Mon avis est que la situation des Ukrainiens est difficile sur le terrain. Il fallait s’y attendre compte tenu de leur infériorité numérique et de leur manque de munitions. Mais ils arrivent peu à peu à chasser les Russes de la mer Noire. Idem pour le ciel : ils dégomment de temps en temps des avions, comme récemment un avion-radar.

—  Mais Poutine y croit toujours, commente Jean-Bernard. Lors de son discours à la nation, il a annoncé que les militaires russes en Ukraine « ne reculeront pas, n’échoueront pas, ne trahiront pas ».

—  Logique : on est à deux semaines de l’élection présidentielle. Et il y a eu les funérailles de Navalny…

—  J’ignore si ça joue un rôle, ajoute Ludovic, mais je ne sais pas ce qui est le mieux : Poutine qui dit régulièrement que les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part, ou Trump qui affirme qu’il ne sera pas dictateur, s’il est réélu, sauf le premier jour…

—  Mais tout ça, c’est de la com ! s’exclame Charles.

—  Oui, mais la com tient beaucoup de place dans notre monde, et peu à peu, on ne fait plus vraiment la différence entre com et réalité.

Jean-Bernard regarde ses deux amis.

—  En tout cas, ce qui ne va pas arranger les choses, c’est que Biden ait traité Poutine de « fils de pute »…

—  Mais il a eu raison ! réagissent-ils de concert.

—  Peut-être, mais à ce niveau, ça ne se dit pas.

À propos de com, poursuit Charles, je ne sais pas si c’est voulu, mais le nom « opération militaire spéciale » rappelle « l’opération Barbarossa » des Allemands, et rebaptiser « Africacorps » le contingent Wagner en Afrique, c’est tout de même osé !

Jean-Bernard hoche la tête.

—  Ça brouille les cartes.

—  Oui, tout est fait pour brouiller les cartes.

—  Encore que… intervient Ludovic. En Russie, on déteste la violence et les termes belliqueux, c’est pour ça qu’on y interdit de prononcer le mot de « guerre » sous peine d’emprisonnement. On ne doit parler que d’une « opération militaire spéciale ».

—  Bien analysé ! approuve Charles.

—  Et toujours pour la com, on avait déjà vu Poutine en train de faire du ski ou du judo, et même à la conduite du premier camion qui a franchi le pont de Kertch reliant la Crimée à la Russie, mais là c’est comme copilote d’un bombardier supersonique à dissuasion nucléaire qu’il a paradé. Sans doute pour démontrer qu’en cas de guerre totale, le peuple russe pourra compter en dernier recours sur lui pour lancer l’ultime bombe qui fera gagner la Russie…

« Ultime bombe ». Cette expression que vient d’employer Ludovic rappelle à Jean-Bernard le poème d’un auteur, Jean-Michel Delaneau, qui publie d’ailleurs actuellement un recueil de nouvelles, Nouvelles d’ici… et de nulle part, aux éditions Edi’Lybris. Un poème, « Ultimatum »qu’on espère non visionnaire, qu’il a composé en pleine guerre froide avant qu’on ne connaisse exactement le combat qu’Oppenheimer avait mené contre la prolifération nucléaire à la suite de la mise au point de la bombe A.


Un jour viendra

Où le jour s’éteindra

Où le soleil disparaîtra


Non ne pleure pas Oppenheimer


Car bientôt sonnera cette heure


L’heure de l’Ultime Guerre

Sans hymne sans majordome

L’heure de l’Ultime Atome

Sans tombeau ni cimetière


—  Et vous pensez que la guerre va encore durer longtemps ? interroge Charles.

Alors, Ludovic développe sa vision :

—  Il me semble que oui. En fait, j’ai l’impression que chaque camp joue la montre. En Russie, on attend que l’union sacrée de l’Occident se fissure, que le soutien à l’Ukraine s’effiloche avec le temps. Et en Ukraine, on espère que la population russe va finir par se révolter contre la mort de ses soldats dont on donne peu de nouvelles, comme elle a pu le faire pendant la Première Guerre mondiale et dans les années 80 lors de l’invasion de l’Afghanistan. La question est de savoir quelle est la montre la plus robuste, celle dont les engrenages vont tenir le plus longtemps…

—  C’est une théorie… mais ce qui est inquiétant, ce sont les propos de Trump pour les pays qui ne paieraient pas leur cotisation à l’OTAN…

—  Il a simplement dit que si on n’a pas payé sa prime d’assurance, on ne sera pas remboursé en cas de sinistre. Ces propos-là ne me gênent pas trop…

Jean-Bernard, silencieux depuis quelques minutes à méditer le poème, se reprend :

—  Changeons un peu de sujet, mes amis : vous avez vu que Greta Thumberg est venue soutenir les opposants à l’autoroute A69 et les écologistes qui protestent contre de nouveaux forages pétroliers en Gironde ?

—  J’ai vu ça, acquiesce Charles. Si on n’extrait pas le pétrole en France, on l’achètera de toute manière aux Américains, et ce sera du pétrole de schiste, de surcroît…

Ludovic le coupe aussitôt :

—  Oui, enfin, ce n’est pas comme ça qu’on va faire la transition écologique…

—  Le problème n’est pas de réduire la production, mais de réduire la consommation. La production ne fait que répondre à la demande. Et tant qu’il y aura de la demande… C’était d’ailleurs l’argumentaire des pays de l’OPEP lors de la dernière COP.

—  D’accord, mais si on diminue la production, le prix du pétrole augmentera sur les marchés et la consommation baissera. CQFD !

—  Ah oui ? s’esclaffe Charles. Va expliquer ça à la personne qui vit en pleine campagne et qui n’a que sa voiture pour se déplacer !

Ils évoquent maintenant la guerre à Gaza et la situation humanitaire catastrophique qui en découle. Et aussi les attaques houthies. Il est vrai que les temps ont changé. Il y a 150 ans, on n’aurait pas pris trop de gants : les attaques houthies se seraient soldées par l’envoi d’un corps expéditionnaire occidental qui aurait fait passer les territoires rebelles sous statut de colonie. C’est d’ailleurs de cette manière que s’est faite l’expansion coloniale, toujours à la suite d’« incidents ». Mais aujourd’hui, l’UE lance l’opération « Aspides » (du grec signifiant « bouclier ») en mer Rouge, et de plus en plus d’armateurs demandent à leurs navires de contourner l’Afrique en raison de ces agressions. Le prix des transports va encore augmenter, excellente raison pour relocaliser la production… En cherchant, on trouve généralement du positif… C’est du moins ce que pense Jean-Bernard.

—  Oui, trouver du positif…

—  Comment ? dit Charles. À cause du soleil qui revient ?

—  Exactement !



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

4 mars 2024

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