Chroniques vingt-et-unièmes — Une part de vérité ou d’illusion — 26 février 2024


 Une part de vérité ou d’illusion


—  Encore des affaires de sexe : Gérard Miller, Benoît Jacquot, Jacques Doillon, Alain Corneau, Philippe Garel… Ça commence à faire beaucoup. Avant la Cérémonie des Césars, la CGT spectacle a même apporté son soutien à Judith Godrèche devant l’Olympia ! Si Sébastien était là, il parlerait d’une convergence des luttes…

Xavier songe aussi à tous les propos tenus par les uns et les autres durant la cérémonie. Outre les récentes accusations, on y a évoqué, comme dans une revue de presse, le cessez-le-feu à Gaza, Julian Assange, les agriculteurs, l’immigration, la menace du RN… Mais c’est peut-être le reflet de la volonté de plus en plus partagée d’ancrer le cinéma dans son temps.

—  Parce que tu appelles ça des affaires de sexe ? s’indigne Émeline. Ce sont des viols ou des agressions sexuelles !

—  Qui remontent pour certaines à trente ans ! poursuit Xavier.

—  Et alors ? Pour moi, ces actes devraient être imprescriptibles !

—  Je te rappelle que la prescription pour ces affaires est déjà de vingt ans, ce qui n’est pas si mal, autant que pour les affaires de meurtre pour lesquelles, si je ne me trompe pas, elle était de dix ans avant 2017. Elle est même de trente ans pour les victimes mineures à partir de leur majorité. On accorde donc autant d’importance aux affaires de viol qu’aux affaires de meurtre, là où il y a quand même effacement de la vie d’une personne…

—  Mais c’est normal, pour les mineurs, c’est à cause de la notion de consentement. On considère que lors d’une relation d’un adulte avec un mineur, il ne peut pas y avoir de consentement. C’est pour cette raison que c’est qualifié en viol.

—  Ah oui, le consentement… Tu crois que la victime d’un meurtre, elle est consentante, elle ?

—  Arrête… 

Émeline regarde vers le canapé où est couchée Ludivine et s’inquiète : la discussion risque de la réveiller. Car si Ludivine s’en mêle… Mais Xavier poursuit :

—  En tout cas, je suis contre la suppression de la prescription pour les affaires de droit commun. Ce sont les crimes contre l’humanité qui sont imprescriptibles, il faut quand même conserver une échelle des peines… Le délai de prescription repose sur l’idée qu’au bout d’un certain temps, l’auteur des faits peut avoir évolué, qu’il ne referait pas forcément ce qu’il a fait, qu’il le regretterait, même. Ça nous est tous arrivé de regretter des actes très anciens. D’autre part, il y a souvent, après si longtemps, un problème de preuves et de témoins… Et puis les époques changent. Ce qui paraît admis à une certaine époque ne l’est plus trente ans après, on en a tous les jours des exemples.

—  Je suis désolé, mais on n’a pas à tenir compte des époques !

—  Mais si ! Bien sûr que si ! On critique les comportements d’il y a trente ans, et à l’époque on critiquait déjà les comportements qu’avaient les gens trente ans auparavant. Je suis persuadé que dans trente ans, on critiquera les comportements d’aujourd’hui.

—  C’est toi qui le dis…

—  Et il y a les évolutions sociétales. Prends le cas de l’homosexualité. Elle était totalement admise dans la Grèce antique puis a été bannie au Moyen Âge et jusqu’à une période récente. Ce n’est que dans les années 80 qu’elle a été dépénalisée en France. Et elle est toujours interdite dans une grande partie du monde. Qui sait si dans cinquante ou cent ans, elle ne sera pas à nouveau bannie… ?

—  Ça n’irait pas dans le sens de l’histoire…

Xavier lève les yeux au ciel.

—  Interroge n’importe quel historien, il te dira qu’il ignore ce qu’est le sens de l’histoire. L’histoire fait des zigzags et souvent des retours en arrière…

—  Tu nous soûles, papa…

Ludivine vient de se relever et fixe son père d’un air farouche. Émeline prend, elle, un visage de détresse.

—  Tiens, je croyais que tu dormais, toi… dit Xavier. Remarque, j’aurais dû m’en douter, il est quatre heures de l’après-midi, nous sommes dans le salon…

—  Non, je ne dors pas, et je t’écoute depuis le début. Vous les boomers, vous avez vraiment tout faux. Vous ne voulez jamais avouer vos torts et vous nous laissez une planète pourrie.

—  Allons, Ludivine…, fait Émeline.

—  Tes meilleures amies, elles habitent où ? interroge Xavier.

—  Pourquoi tu me demandes ça ?

—  Réponds, je te dirai…

—  Bah, Zoé, c’est en Allemagne, et Julie, en Italie.

—  Eh bien figure-toi, que nous, les boomers, on vous a livré un monde sans guerre en Europe. Ce n’est pas arrivé depuis la fin de l’Empire romain.

—  Encore heureux ! Il ne manquerait plus qu’il y ait la guerre chez nous !

—  Mais il n’y a rien d’acquis. La paix d’aujourd’hui, c’est le résultat de beaucoup de travail et d’efforts grâce à l’Europe. Et ce n’était pas évident avec tout ce qu’on a connu. Et donc, tes amies, si elles vivent en ce moment à l’étranger, c’est pour cette raison, c’est parce qu’on peut traverser les frontières sans se poser de questions. Mais, à présent, on trouve normal de vivre dans un monde sans guerre. Ça paraît aussi naturel que l’air qu’on respire. Pourtant, là encore, il n’y a pas de sens de l’histoire. La guerre, si on ne fait pas attention, peut recommencer.

—  Elle a déjà recommencé en Ukraine, corrige Émeline.

—  Je dirais que ce sont les marges de l’Europe. Et puis, pour reprendre mon propos de tout à l’heure, il y a un changement d’époque. Aujourd’hui, on s’en inquiète, alors qu’il y a cinquante ans, le bloc occidental s’en serait réjoui, il aurait même considéré cela comme une guerre civile en URSS…

Maintenant, Ludivine se lève.

—  Vous m’embrouillez ! Je reviens à la conversation : on en a marre de tous ces prédateurs. Il vaudrait mieux que les femmes laissent les hommes dans leur coin…

—  Tu voudrais un monde sans sexe ? s’esclaffe Xavier.

—  Oui, ce ne serait pas si mal, après tout.

—  Tu ne vas tout de même pas adhérer au mouvement « no sex » ! Figure-toi que si ta mère et moi, nous ne nous étions pas un peu intéressés au sexe, tu ne serais pas là pour en parler !

Émeline sent, comme d’habitude, la tension monter.

—  Je t’en prie, Xavier…

Ludivine bougonne :

—  Il y a maintenant la PMA. C’est ça la solution !

Xavier essaie de se maîtriser, car il s’aperçoit, lui aussi qu’il s’emporte.

—  Encore faudrait-il qu’il y ait assez de donneurs. On est en manque également dans ce domaine. Mais ce que tu dis me rappelle un roman d’Isaac Asimov, Face aux feux du soleil, sorti dans les années 50, que j’ai lu quand j’étais tout jeune. Ça se passait sur une planète où les habitants avaient la phobie du moindre contact physique entre eux. Alors, chacun vivait dans sa bulle et n’était relié aux autres que par les ondes. Pour moi, Asimov était fou d’avoir imaginé une chose pareille, mais on va y venir, tout doucement…

Protestations immédiates d’Émeline et Ludivine.

—  Ne nous ramène pas ta science-fiction ! assène Ludivine.

Arrêtons ce débat, pense Xavier, c’est souvent dans la science-fiction que l’on trouve une part de vérité. Ou d’illusion…



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

26 février 2024

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