Chroniques vingt-et-unièmes — On ne mettra pas soixante ans — 19 février 2024


 On ne mettra pas soixante ans


—  Heureux de te revoir, Nassim, déclare Thomas en se levant à l’approche de son ami. Alexandre et Magali ne tardent pas à arriver aussi. Ils sont retournés au même café de Saint-Germain qui a abrité leurs retrouvailles au mois de septembre dernier, dix ans après leur sortie du lycée.

Ils commandent les boissons et Thomas s’adresse à Magali, faisant allusion à sa charge de magistrate :

—  Alors, toujours autant de travail, Magali ?

—  Toujours, et il faut que je reparte au palais après notre pot. Une audience pour demain qui n’est pas encore bouclée…

—  Ça ne s’améliore pas ? demande Alexandre.

—  Si, ça s’améliore un peu, on a recruté, mais il y a un tel retard… On doit mettre plus de moyens dans la justice…

Alexandre sourit.

—  Et creuser davantage la dette…

Thomas saisit l’occasion.

—  Tiens, bon sujet, monsieur l’économiste. Tu crois qu’on va la rembourser cette dette ?

—  C’est la grande question… Avant, on devrait déjà parler de ce qui provoque cette dette, à savoir le déficit de l’État. Pour 2023, explique Alexandre, le déficit est de 173 milliards. Rapporté aux dépenses qui ont été de 455 milliards, ça représente 38 %. C’est ça le vrai chiffre : 38 % du budget de l’État et non pas 5 % du PIB ! C’est beaucoup plus significatif. Quand l’État dépense 100 euros, 38 euros sont financés par la dette !

—  D’accord, mais je pose la même question, on va la rembourser, la dette ? insiste Magali.

—  Même si Bruno Lemaire annonce 10 milliards d’économies pour 2024, on ne remboursera pas la dette. Mais on remboursera ceux qui ont prêté à l’État, nuance…

—  Comment ça ?

—  C’est simple : l’État n’a pas la capacité de rembourser les prêteurs avec ses propres ressources, il le fait donc avec d’autres prêteurs qui d’ailleurs peuvent être les mêmes que ceux qui viennent d’être remboursés. Ce sont les nouveaux prêteurs qui permettent de rembourser les anciens, mais le niveau global de la dette, lui, augmente constamment. C’est comme une pyramide de Ponzi institutionnalisée, une farce financière… Mais le mot d’ordre reste le même, contre vents et marées : on remboursera la dette ! Sinon, qui continuerait à faire confiance à l’État ? Il y a en fait confusion sur les termes…

—  Tu me fais peur, ne peut s’empêcher de réagir Thomas…

—  C’est pourtant la stricte vérité…

Nassim, toujours pragmatique, intervient alors :

—  Il vaudrait mieux laisser gérer tout ça par l’IA…

—  Ah oui ? fait Thomas, quoi de neuf depuis la dernière fois ? Toi, le grand spécialiste…

—  Je pense qu’on va passer encore un cap, réplique Nassim, un peu comme on l’a fait dans les années 2010 avec le deep learning. Je parle de l’invention de Spin-On Technologies, une start-up assez innovante. Elle a développé une puce, dite métamorphique et appelée MRAM, qui consomme peu d’énergie et qui s’inspire directement de la manière dont fonctionne le cerveau humain.

—  Les réseaux neuronaux sont basés sur ce principe, il me semble…

—  Tu as raison, mais l’originalité de cette puce, c’est qu’elle est, par sa conception, intrinsèquement douée d’apprentissage. On a ainsi déplacé cette capacité du software au hardware.

Thomas émet un sifflement.

—  Diantre !

—  Eh oui… Et la puce en question pourrait être utilisée dans tous les systèmes embarqués. La start-up est soutenue financièrement par l’UE. Mais ce n’est pas tout, il y a maintenant le brainoware.

—  Qu’est-ce encore que cela ? s’exclame Magali.

—  Le brainoware, explique Nassim, est le fruit des expérimentations menées par une équipe américaine de l’Indiana. Les chercheurs ont mis en culture des cellules souches d’origine humaine dans une boîte de Petri pour créer ce qu’ils appellent un organoïde cérébral fait de neurones et de synapses. Pas très grand cet organoïde, un millionième de millimètre, mais ils l’ont connecté à une IA au moyen d’une puce informatique. On l’a soumis à des extraits vocaux et au bout de deux jours, l’organoïde était capable d’indiquer parmi huit personnes différentes celle qui parlait, et ce dans les trois quarts des cas. Il a aussi résolu très vite un exercice mathématique. Et il a surperformé les réseaux neuronaux lors d’une batterie de tests normalement conçus pour eux !

—  Tu plaisantes… ?

—  Pas le moins du monde. Au-delà de l’exploit technique, la question cruciale qui se pose à mes yeux est : « Cet organoïde a-t-il conscience de lui-même ? »

—  Ça me donne des frissons, dit Magali. Mais en dehors de ça et des problèmes éthiques que ça soulève, c’est l’aspect juridique. Quelle responsabilité légale attribuer à cette… chose ?

—  Encore un bon sujet de débat… Les deux avancées dont je viens de parler tracent la route vers des bio-ordinateurs. C’est pourquoi j’estime qu’on a franchi un cap. Et on va aboutir très vite à des résultats fulgurants, bien plus vite que les quelques décennies annoncées par certains.

Thomas observe les passants sur le boulevard. 

—  Quand je vois tous ces gens qui ne se doutent de rien…

—  Et à mon avis, ajoute Nassim, il y en a d’autres qui devraient s’inquiéter.

Alexandre sourit.

—  Tu es très rassurant ce soir…

—  Peut-être parce que la journée a été éprouvante. L’IA générative, ça vous dit quelque chose ?

Les trois acquiescent, ChatGPT est dans tous les esprits.

—  Bon, continue Nassim, OpenAi a poussé les limites encore plus loin. Elle vient de présenter un nouveau logiciel, Sora, capable de générer des vidéos simplement à partir d’un texte qu’on lui fournit. Du coup, je pense à tous les réalisateurs, les cameramen, tout le personnel sur les plateaux…

—  Oui, alors là, ça me fait rigoler, réagit Alexandre.

—  Peut-être, mais au début des années 1900, on riait aussi en regardant les sauts de puces des premiers avions. Soixante ans après, on marchait sur la Lune et un siècle plus tard l’Airbus A180 transportait 800 passagers. À mon avis, on n’attendra pas soixante ans pour voir un film réalisé de A à Z par une IA !

—  Avant le remboursement de la dette ?

—  Sûrement !

Magali prend un air rêveur.

—  D’un autre côté, chacun pourra devenir réalisateur…

Thomas, lui, est plutôt prudent.

—  Je ne sais pas si c’est une bonne chose que tout le monde puisse faire son cinéma. Il y en a déjà suffisamment autour de nous qui le font…



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

19 février 2024

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