Chroniques vingt-et-unièmes — Essayer de convaincre — 12 février 2024


 Essayer de convaincre


Le club littéraire Liber Circulo entame sa nouvelle saison.

—  Avant de laisser la parole à Damien, qui va nous présenter son travail, je voudrais vous donner un aperçu du marché du livre en France en 2023, annonce le professeur Marcus.

—  Ah oui, quelle est la tendance ? demande Elsa.

—  Veiller sur elle d’Andrea, je suppose… dit Kévin.

—  Pas exactement. Le roman de Jean-Baptiste Andrea est dans le trio de tête avec 400 000 exemplaires vendus, mais il est devancé par le dernier Astérix, L’Iris blanc, avec 1,5 million d’albums écoulés et le Retour de Lagaffe qui, lui, a fait 500 000.

Damien hausse les sourcils. (Plongée dans son téléphone, Ludivine ne réagit pas.)

—  Le Goncourt n’est que troisième ? Les temps ne sont plus ce qu’ils étaient…

—  Tout dépend de quels temps on parle…, réplique Marcus. C’est quand même un joli coup pour la modeste maison d’édition L’Iconoclaste. Parmi les dix premiers, on trouve également La Vie secrète des arbres en BD et Le Chat et les 40 bougies de Geluck.

Rien d’étonnant, pense Marcus. La Vie secrète des arbres de l’Allemand Peter Wohlleben, sorti en 2017, a été un phénomène éditorial. Il s’agit peut-être avec cette version illustrée de toucher un public encore plus large. Mais Marcus n’en reste pas moins un scientifique. Le scepticisme l’a accompagné durant toute la lecture. L’auteur et ses admirateurs ne projettent-ils pas dans le règne végétal une certaine culpabilité de saccager la planète ? Comparer le réseau racinaire d’une forêt à un cerveau humain ou à Internet, n’est-ce pas un peu abusif ? Quels experts en neurosciences se sont penchés sur la question ? Où sont les preuves reproductibles ?

Marcus sourit à l’idée de l’un de ses amis, responsable des espaces verts d’une grande ville, ne pouvant plus abattre un arbre sans recevoir les foudres et les menaces des habitants qui ont tous lu le livre de Wohlleben, et qui l’accusent même d’écocide. 

Et pour le Chat de Geluck, il n’y a rien d’étonnant non plus. Le chat est l’animal familier par excellence, à qui on pardonne tout, et dont on oublie souvent que c’est lui le maître. D’ailleurs, les vidéos de toutes sortes en témoignent. Elles inondent les réseaux sociaux.

Bon, les participants attendent l’exposé de Damien. Mais c’est inévitable, la conversation va forcément dériver vers le cas Sylvain Tesson, cible dans Libération d’une tribune de 1 200 écrivains, professeurs ou libraires qui le considèrent comme une « figure de proue de l’extrême droite littéraire » et qui ne tolèrent pas qu’il ait été désigné parrain de la 25e édition du Printemps du cinéma.

L’intéressé en est consterné. Dans une interview que Marcus a vue, il commente : « Je veux avouer que j’aime ce qui demeure plutôt que ce qui s’écroule… Que je préfère admirer que de me révolter. Je veux bien être un rétrograde, un ringard, un rétif… On peut dire que je suis un cheval de labour, que je suis une vieille locomotive plutôt qu’une Formule 1. Mais ils ont trouvé un mot qui est le mot du conformisme absolu et qui clôt le débat, c’est : “extrême droite”'. »

Si Marcus laisse la conversation s’engager, il sait que deux camps vont se former. Ludivine, Elsa et Damien appuieront la tribune, tandis que Louis, Guillaume et Elsa la contesteront. Il y aura peut-être des cris et le pugilat pourra durer des heures.

Il hésite. Pour lui, l’expression « extrême droite » permet de rejeter toute discussion sans s’intéresser à son contenu et à son pourquoi. De nature rationnelle, il préfère essayer de convaincre les porteurs d’idées dérangeantes plutôt que de les ostraciser. Il a lu plusieurs livres de Sylvain Tesson et le personnage qu’il retient de lui, mais peut-être se trompe-t-il, est celui d’un amoureux du temps présent cherchant à en arracher toute la substance, parfois au péril de sa vie, se plaisant à l’utiliser pour contempler les merveilles plutôt qu’à se plaindre du moindre désagrément, et surtout à éviter toute futilité propre à le gaspiller, ce qui explique son éloignement des réseaux sociaux et des gadgets. Est-ce là la définition d’un esprit réactionnaire ?

On pourrait considérer évidemment qu’il s’agit d’un lynchage médiatique de plus. Mais la question de fond demeure : doit-on classer les poètes dans deux camps irréconciliables ?

Débat éternel. Le risque est le rapetissement du champ de la littérature si celle-ci doit refléter l’opinion dominante de l’époque.

Assurément, quand on évoque les poètes, certains reviennent immédiatement en mémoire, ceux du vingtième siècle, surtout : Paul Éluard, Louis Aragon… figures du surréalisme et du dadaïsme, compagnons de route du communisme, anticolonialistes et, pour le premier, militant de la paix après la guerre.

Pour autant, faut-il oublier, en remontant plus loin, Charles Baudelaire qui ne cachait pas son attirance pour les penseurs conservateurs, et qui après l’avènement de Napoléon III apparaît plutôt au travers de ses écrits comme contre-révolutionnaire et « antiphilosophique » ?

Ou Arthur Rimbaud qui ayant tout donné à 20 ans abandonna la poésie et, tout en cultivant des idées antibourgeoises, se lança dans le trafic d’armes en Afrique ?

Ou encore Paul Verlaine, lui aussi contre-révolutionnaire et nostalgique de l’Ancien régime, ne supportant pas la démocratie ?

Ou même Guillaume Apollinaire qui, s’il n’a jamais exprimé une pensée politique précise, fut un farouche germanophobe et partisan de la guerre contre l’Allemagne dès les premières menaces, à l’encontre des opinions socialistes de l’époque, peut-être à cause de ses origines polonaises ?

Ne parlons pas de tout ça, songe Marcus. Sujets trop complexes, trop dangereux…

—  Mes amis, nous allons commencer la séance et, s’il vous plaît, nous n’aborderons pas le cas Tesson…

—  Ah oui ?

—  Dommage…

—  Et pourquoi ça ?

—  Bon d’accord… répond-il.

Là aussi, essayer de convaincre... (Il regarde sa montre.) La nuit sera longue…



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

12 février 2024

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