Chroniques vingt-et-unièmes — Conflit d'époques — 8 janvier 2024


 Conflit d'époques


Jour d’Épiphanie. Jean-Bernard a invité Didier. Avec Élise, ils vont partager la galette. Ce n’est pas ce qui enchante vraiment Jean-Bernard, mais il sait que son père y tient, c’est un homme de tradition.

—  Elle est hors de prix, cette année, se plaint Élise. Il paraît que c’est à cause de la frangipane. Il y aurait une pénurie d’amandes… 

—  Oui, enfin… ponctue Jean-Bernard, la frangipane ne représente que 20 % du coût de la galette, et les amandes qu’une partie du coût de la frangipane. C’est un argument facile…

—   L’inflation, alors ? relance Élise.

—  Ah, l’inflation… soupire Didier. On s’affole pour une inflation à 5 %. Moi, je me souviens, dans les années 80, on avait une inflation à 15 % ! Et les taux d’intérêt… À 5 %, on dit que les gens ne peuvent plus emprunter ! Mais moi, je me rappelle avoir contracté un prêt à 21 % en 81 ! Et à l’époque, la lutte contre l’inflation était la grande cause de l’État, qui pourtant y trouvait son compte. Quoi de mieux que l’inflation pour gonfler les recettes fiscales et réduire le fardeau de la dette ! C’est grâce à Jacques Delors, qui vient de disparaître, que l’inflation a chuté.

—   D’accord, rétorque Jean-Bernard, mais les temps sont durs. Avec les petits salaires, l’inflation n’arrange personne.

Didier finit de déguster sa part de galette, avale une gorgée de cidre, puis réplique :

—   On est alarmiste. De plus en plus alarmiste. Avant, les temps étaient aussi durs mais on ne se lamentait pas autant. Les journalistes nous parlent constamment de « résilience », alors qu’on est incapable de supporter le moindre désagrément. Tous les jours, une nouvelle alerte ! À force d’entendre des alertes, on n’y fait même plus attention…

Jean-Bernard sourit. Son père déroule toutes ses références. C’est normal, l’expérience sert à ça, elle permet de relativiser. Mais il insiste : 

—  Ça m’inquiète tout de même ce chaos qu’on a connu en 2023, et ce n’est sûrement pas terminé… 

—  Tu veux dire le chaos dans la rue ?

—  Partout…

Didier savoure sa réponse. Ce n’est pas si souvent qu’on met à contribution tout son vécu.

—  Je vais te dire une chose : depuis que je suis né, on parle du chaos. Sous De Gaulle, c’était l’OAS, le FLN… et les gens en avaient assez de l’écouter à la télé et à la radio. D’ailleurs, il a été viré comme un malpropre alors que maintenant il est encensé par tous les partis. Pompidou n’a pas eu le temps d’être détesté, car il est mort avant, mais sous Giscard, qu’est-ce qu’on a pu entendre ! Il a quitté l’Élysée sous les sifflets en 81. Et Mitterrand… Deux fois désavoué : en 86 et 93. Pour Chirac, souviens-toi de la loi Devaquet en 86 quand il était Premier ministre, des grandes grèves et manifestations de 95, du CPE en 2003 et des révoltes de banlieues de 2005. Quant à Sarkozy, à la fin, on ne le supportait plus. Et Hollande, il n’a même pas osé se représenter…

—  En tout cas, les jours d’Élisabeth Borne à Matignon semblent comptés…

Didier regarde son fils avec commisération.

—  Toi aussi tu t’y mets… ? Depuis qu’Élisabeth Borne a été nommée Premier ministre, en juin 2022, les médias pronostiquent sa chute imminente. Qu’on soit pour ou qu’on soit contre, elle a pourtant fait le job : réforme des retraites, de l’assurance-chômage, gestion des émeutes urbaines, loi immigration… Alors, c’est juste, d’un point de vue statistique, la prédiction finira par être vraie : Borne partira forcément un jour, et peut-être demain. Mais attendons donc ce jour !

—  Il y a tout de même des gens qu’on respecte, intervient Élise qui n’aime pas voir monter cette tension entre le père et le fils, et qui en a assez qu’ils parlent politique. Regardez, Jean-Jacques Goldman… J’ai lu qu’il est toujours la personnalité préférée des Français, et ce, pour la treizième fois. Étonnant quand on sait qu’il ne chante plus depuis vingt ans ! 

Jean-Bernard l’a lu aussi, mais c’est un résultat qui ne fait pas l’unanimité puisque pour Libé, c’est « un choix symptomatique d’une société tournée vers le passé et adoubant l’extrême droite ». Où ça va se nicher ? pense-t-il.

—  Jean-Jacques Goldmann… approuve Didier. Il est également de mon époque… J’ai suivi toute sa carrière, j’ai adoré tout ce qu’il a fait, pour lui et pour les autres. Un sacré compositeur. J’espère qu’on ne va pas le démolir lui aussi. Regardez Depardieu…

—  S’il vous plaît, on ne reparle pas de Depardieu, proteste Élise.

Mais Didier fait la sourde oreille :

—  La société est devenue très puritaine. On ne sait plus faire la différence entre une plaisanterie graveleuse et du harcèlement sexuel.

—  Dans le cas de Depardieu, c’est un peu plus que ça…

—  Quand j’étais jeune, un apéro ou une petite fête dans une entreprise, on appelait ça un pince-fesses ! À présent, là aussi, c’est une agression sexuelle…

—  Et vous ne trouvez pas que c’est mieux maintenant… s’indigne Élise, offusquée

—  Il y avait quand même quelque chose de poétique…

—  Ces pratiques périmées me semblent plus ataviques que poétiques. C’est le cerveau reptilien qui parlait.

Didier s’étouffe.

—  Tu me prends pour un vieux reptile ?

—  Allons Papa… tente d’apaiser Jean-Bernard.

Si ses relations avec son père sont quelquefois tendues, celles entre ce dernier et Élise ont toujours été conflictuelles, approchant le point de rupture. Conflit de générations ou, mieux, conflit d’époques. Conflit de représentations aussi. Il y a bien sûr la reconstruction d’un passé idéalisé qui, par définition, n’a jamais existé, mais qui rassure parce qu’il vise à montrer que ce qui a déjà été pourrait constituer une solution aux menaces d’aujourd’hui que ressent une partie de la population.

Élise hausse les épaules et file dans la cuisine.

—  Bravo, Papa, c’est réussi pour l’Épiphanie !

—  Dommage, j’avais la fève et je voulais qu’elle soit reine…



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

8 janvier 2024

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