Chroniques vingt-et-unièmes — Une question de représentation — 18 décembre 2023


 Une question de représentation


Thomas s’y attendait, mais il n’arrive pas à s’y faire. Il est allé voir au cinéma le Napoléon de Ridley Scott, un film spectaculaire – il doit le reconnaître – avec des scènes de batailles époustouflantes. Mais c’est malheureusement un film qui prend beaucoup de libertés avec l’Histoire, du moins celle officielle. Il le juge comme une New Romance (le genre à la mode) entre Napoléon et Joséphine sur fond de grande épopée, avec une dose d’anecdotes plus ou moins authentiques entre les deux amants confrontés aux tourments du pouvoir et dépassés par la raison d’État.

Le problème pour Thomas, sans doute du fait de sa qualité d’historien, ce sont ces biopics de personnages célèbres qui se présentent comme des fictions. Il y a eu récemment Tapie, Clemenceau, et The Crown racontant la vie de la famille royale d’Angleterre, souvent de manière romancée en se basant sur des rumeurs, et qui cartonne sur Netflix. En général, le réalisateur affirme, pour écarter toute critique, qu’il n’a pas dépeint les personnages tels qu’ils étaient mais comme il se les « représente ». 

Un comble pour Thomas. Finalement, un réalisateur de biopic serait comparable à un peintre impressionniste qui représente le monde autour de lui tel qu’il le ressent. 

Mais ce n’est pas ce qui intéresse Thomas. Ce qui l’intéresse, lui, c’est l’histoire vraie, ce n’est pas le divertissement. Et il estime qu’avec cette pratique qui se généralise, il y a un mélange des genres. Il faut donc selon lui choisir : soit changer les noms des personnages en les rendant anonymes, soit les décrire de manière fidèle.

Son père Marcus lui dirait que c’est son « côté rétro » qui ressort malgré sa jeunesse. 

Mais cette question de représentation est passionnante. Thomas attribue souvent les désordres du monde aux multiples représentations qui en sont faites et qui conduisent à des jugements radicalement différents, d’où les conflits qui le secouent sans cesse. 

Et c’est sans doute dans le domaine des religions que ces représentations sont les plus fortes. 

Comme sur l’origine de Dieu. Il aime tous les livres qui se penchent sur ce mystère. Il vient ainsi de lire les travaux d’un chercheur israélien en études bibliques, Nissim Amzallag, qui dans son dernier ouvrage, La Forge de Dieu, avance l’hypothèse que « le judaïsme n’a pas inventé le dieu de la Bible, mais transformé un culte secret en religion officielle ». En analysant sous un autre point de vue l’Ancien Testament, ce spécialiste en a déduit que les israélites ne seraient pas à l’origine de Yahvé (né d’une « révélation miraculeuse » à Abraham), mais qu’ils se seraient en réalité approprié une divinité au statut confidentiel adorée par les forgerons d’un peuple aujourd’hui oublié, les Qénites. 

Est-ce là encore une question de représentation sur un sujet plus que sensible ? 

Et plus près de nous, on pourrait citer la Bible que Luther fit imprimer en allemand, le moyen de sortir d’une représentation unique de l’Ancien et du Nouveau Testament transmise par des générations de clercs, ce qui permit à chacun d’en faire sa propre lecture, ouvrant la voie en Occident à la révolution intellectuelle dont nous sommes toujours les héritiers.

Finalement, les représentations font peut-être progresser, se dit Thomas.

Son regard est posé sur un monochrome noir de Soulages où l’artiste a « travaillé les transparences ». Il est à Rodez, dans le musée qui lui est consacré. 

Une jeune femme s’est approchée, manifestement intriguée.

—  Je vous observe, vous êtes en contemplation depuis un quart d’heure devant ce tableau. Qu’est-ce qu’il représente pour vous ? 

Il se retourne, découvre ses yeux où s’affiche une certaine mélancolie.

Ce qu’il représente ? Si je lui racontais tout ce que j’ai pensé… Mais peut-être que devant un café…

—  Je vais vous dire…



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

18 décembre 2023

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