Chroniques vingt-et-unièmes — Ces matins blêmes — 4 décembre 2023


 Ces matins blêmes


Il est tôt. Le givre scintille sur les balustres de métal. Quentin avance lentement sur le pont de Bir Hakeim, théâtre du dernier attentat. Un attentat à Paris contre un étranger venu chercher le souffle de la capitale. Sur un point, son père Jean-Bernard avait raison. Il est parti avec Élise en croisière sur le Nil une dizaine de jours cette année. À la grande frayeur de certains de leurs amis qui évoquaient le « climat d’insécurité régnant en Égypte ». Ce à quoi Jean-Bernard a répondu qu’il y a eu depuis 2015 moins d’attentats en Égypte qu’en France.

Pour une fois, donc, son père a tenu des propos censés.

Mais ce qui est vrai, c’est que le fait religieux semble gouverner le monde, ou du moins une immense partie. Qu’il s’agisse des religions du Livre, de l’hindouisme, ou du bouddhisme, voire du shintoïsme.

Dans le cas de Bir Hakeim, l’agresseur est musulman, et on trouve choquant qu’il ait affirmé aux soignants qui le suivaient qu’il avait renié sa foi. Un stratagème, de toute évidence, pour endormir leur méfiance. Et il aurait crié la formule consacrée lors de son attaque.

Du point de vue de Quentin qui n’hésite pas, au désespoir de sa mère, à se définir athée, les religions ne sont que des camisoles de force plaquées sur les hommes pour endiguer leurs vils instincts. Que l’on en desserre un peu les lacets, et alors…

Mais il se dit aussi que le pire est à venir. Dans son esprit, tous ces attentats qui se succèdent ne font qu’attiser la peur et la haine, et réveiller les ardeurs sécuritaires d’une frange de la population, écartant toute velléité de réformer la société pour l’entraîner vers des horizons plus radieux. C’est ce qu’il déplore. Le « grand soir » pour l’instant se transforme en petit matin blême.

Les rares passants qu’ils croisent ont le regard tourné vers le sol, on y cherche la scène de crime, et malgré la clarté diffuse, on la devine par les traces de sang incrustées sur le bitume.

Les réseaux sociaux ont réagi à la tragédie. Alors les éditions spéciales se sont multipliées sur les chaînes d’information, et aussitôt les chaînes généralistes ont emboîté le pas – c’est ainsi que le modèle fonctionne. La guerre en Ukraine et le conflit Israël-Hamas ne suffisent plus, les nouveaux sujets s’accumulent, et on devra recruter toujours plus d’experts sur les plateaux pour démêler les fils de l’horreur.

En écho à ce qui s’est passé, des politiques réclament « le renforcement de la surveillance des personnes fichées S ». On évoque aussi dans les médias un « mauvais suivi », un « ratage psychiatrique » du terroriste, un homme qui « a très clairement berné les services de renseignements ». Car la chasse aux responsables ne va pas tarder à se mettre en place. Il faudra expliquer pourquoi on n’a pas empêché ce qui s’est produit. Expliquer l’inexplicable. Pour les tenants d’un monde parfait, quelqu’un a nécessairement failli.

Sans oublier les Jeux de Paris de 2024. Aucune occasion n’est perdue pour démontrer qu’il s’agira d’un rassemblement à risques, d’une cible idéale pour les terroristes.

Et pour Quentin, le choix est limpide : souhaite-t-on une société où chacun surveille chacun ? Où l’on se méfie de son voisin ?

Devra-t-on alors déléguer la protection d’ensemble à des « précognitifs », façon Minority Report de Steven Spielberg tiré de l’univers de Philip Dick ? Ou, mieux, à des algorithmes prédictifs bourrés d’IA ?

Il remonte maintenant les quais vers la Tour Eiffel sous une bruine glacée. Les passants y sont plus nombreux, visages nimbés de joie sous l’émerveillement des selfies, ou masque d’indifférence, touristes surtout qui ne sont pas nécessairement au courant du dernier drame, ou qui, s’ils le sont, le relèguent au fond de la pile de leurs préoccupations.

Une prouesse impossible pour Quentin, dont la pensée, d’une seule face, et comme cela a été déjà écrit, chemine en boucle à la manière du ruban de Möbius.

Et Ludivine ? Pourrait-elle le sortir de cet enfermement ?

Mais ce serait trop demandé, elle est de par son caractère sûrement très éloignée de ces événements, plus attachée à l’avenir de la planète qu’à toute autre considération, scrutant dès le lever du jour les moindres décisions qui pourraient sourdre de la COP28 de Dubaï.

À chacun ses matins blêmes…



FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

https://app.partager.io/publication/gd

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

4 décembre 2023

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024