Chroniques vingt-et-unièmes — Un modèle simple — 27 novembre 2023


 Un modèle simple


Jean-Bernard est songeur et se sent même coupable. Surmontant son aversion, il a commandé un anorak sur l’une des plates-formes chinoises qui ont conquis le marché mondial en quelques années.

Pourquoi ce geste ? Pourquoi cette entorse à un principe auquel il a toujours été fidèle et dont on ne saurait dire s’il s’agit d’un consumériste éclairé ou d’une petite touche de nationalisme ?

Depuis longtemps, il achète ses vêtements dans des magasins de renom ou de marques prestigieuses. Mais cela fait quelques mois qu’en cherchant bien l’étiquette minuscule qui spécifie l’origine, il s’est aperçu que toutes ses acquisitions étaient fabriquées en Chine. Et il s’est senti floué. C’est comme si des barrières avaient été enfoncées. Et il se demande même comment il avait pu être aussi naïf. En fait, il a réalisé que ces grandes enseignes qu’il fréquentait revendent à des prix européens ce qui est produit à des coûts chinois. Un modèle simple. C’est encore l’idée largement répandue que les cerveaux qui conçoivent sont en Occident, et les petites mains dans les pays émergents. La fameuse « entreprise sans usines », façon Serge Tchuruk qui n’aurait peut-être pas dû se lever le jour où il a prononcé cette phrase. 

Seulement, pas si bêtes, lesdits pays émergents, et évidemment la Chine, l’ont très bien compris. Ayant acquis le savoir-faire par leur position de sous-traitants, il ne leur restait plus qu’à créer des plates-formes pour s’adresser directement, à des prix divisés par dix, aux consommateurs occidentaux toujours avides de bonnes affaires malgré les messages de sobriété répétés à l’envi. Fini le vieux concept de séparation internationale du travail ! Il ne va bientôt subsister que des géants chinois maîtrisant toute la chaîne de production et de distribution.

Donc, quitte à acheter des articles chinois, autant les acheter à la source, sans intermédiaires – voilà ici résumé le raisonnement de Jean-Bernard. 

Et ce raisonnement simplissime, des millions de personnes l’ont adopté. C’est la raison du succès des plates-formes, relayées par des applications, comme Shein, Light in the Box et, récemment, Temu.

Alors, si Jean-Bernard est songeur, c’est qu’il craint un terrible retour de bâton pour l’économie, française en premier lieu. C’est le même phénomène que celui que l’on connaît depuis des décennies pour l’électroménager. Un phénomène qui explique les difficultés, voir la disparition, d’enseignes emblématiques comme Camaieu, Tati, André, San Marina, Go Sport, Pimkie, Kookaï, Naf Naf, La Halle, Celio, Jennyfer, Gap, Kaporal, Clergerie, Mim, entre autres.

Et, cerise sur le gâteau, il est clair pour lui que le Black Friday et les autres périodes de promotion de ce genre ne font qu’aggraver la tendance, puisque l’immense part de ce qui y est vendu provient de l’étranger.

C’est d’ailleurs la conversation qu’il tenait avec Élise deux jours plus tôt.

—  Si je fais appel à mes souvenirs, lui a-t-il dit, le Black Friday est apparu en France il y a une dizaine d’années. Depuis cette année, on parle aussi du Cyber Monday, et de la Black Week. Je ne doute pas que d’ici cinq ou six ans, on ait le Black Month. Par exemple, j’ai entendu cette année une pub pour le Black November. Et dans dix ans, pourquoi pas la Black Year ? Le rêve : des produits chinois bradés toute l’année…

—  Un tableau bien pessimiste, carrément dystopique ! Heureusement, il y a une campagne du gouvernement pour inciter à ne pas céder à la tentation, à consommer « local et responsable »…

—  Une campagne qui, justement, ne fait pas l’unanimité au gouvernement… Bruno Lemaire l’a critiquée en prenant la défense des petits commerçants. Alors, c’est vrai, il faut défendre le petit commerce qui souffre déjà beaucoup, mais est-ce une raison pour creuser davantage le trou de la balance commerciale ? 156 milliards de déficit en 2022, tu te rends compte ? Et ce sera sûrement la même chose cette année !

—  Mais la France se réindustrialise, a objecté Élise. 

—  Ah oui ? Et comment ? Il y a beaucoup de projets, mais encore faut-il arriver à construire les fameuses usines. Beaucoup de riverains ne veulent pas de pollution et intentent des recours… Sans oublier la loi « zéro artificialisation des sols »… Un parcours du combattant ! Et puis, même quand on arrive à construire une usine, avec la robotisation, avec l’IA, on ne crée pas tant d’emplois que ça… 

—  C’est vrai, ce n’est plus comme avant…

—  Puisque tu parles de calendrier de l’Avent…

—  J’ai dit AVANT, pas AVENT ! 

—  Puisque tu parles de calendrier de l’Avent (Élise a levé les yeux au ciel : son mari est incorrigible), quel genre tu aimerais cette année ? Il y en a pour tous les goûts. Pas seulement du chocolat, mais aussi du thé. Et bien d’autres choses. Des produits de beauté et de maquillage…

—  Sans façon… 

—  Des jouets, des bijoux pour femmes, des accessoires pour la pêche, des objets de décoration intérieure, des bougies parfumées, des articles de bains, des cartes à jouer, des escape games, des contes de Noël, des énigmes, des défis… Et j’en oublie. 

—  L’imagination au pouvoir !

—  Très juste, et ça me donne de l’espoir : avec une telle créativité, nous seront sauvés. J’ai peur quand même que beaucoup de ces articles soient fabriqués en Chine… 

Élise a soupiré : 

—  On en reparlera en janvier…



FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

https://app.partager.io/publication/gd

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

27 novembre 2023

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024