Chroniques vingt-et-unièmes — La démocratie — 20 novembre 2023


 
La démocratie


Sébastien avance sa tour. Le roi de Xavier, assiégé par la reine et l’un des fous de son adversaire, sent venir le mat.

—  C’est insupportable, s’exclame Xavier en se levant. Jouer avec toi et toujours perdre, ce n’est pas une vie !

—  Allons, il y a pire comme vie ! Tu as une jolie maison, ton salaire est confortable. Beaucoup t’envieraient…

—  Beaucoup m’envieraient, beaucoup m’envieraient… Tu ne vas pas me faire croire que je fais partie des riches ! D’ailleurs, on ne sait pas très bien où est le seuil.

—  Il existe en tout cas une définition pour les pauvres. (Sébastien quitte sa chaise à son tour). Être pauvre, c’est avoir un niveau de vie inférieur au taux de pauvreté, lequel se situe à 60 % du revenu médian…

—  Ce n’est pas suffisant pour définir un riche. Que fais-tu de la classe moyenne ? En fait, on n’a jamais vraiment donné de définition des riches. On se contente souvent de critères arbitraires. Par contre, on en parle beaucoup. J’ai en tête les propos de Mélenchon que je trouve assez dérangeants : pour lui, les « riches n’hésitent plus à afficher leur parasitisme ». Outre qu’il faudrait préciser exactement ce qu’est un riche – comme je viens de le dire –, quand on traite les gens de parasites, ça permet tous les excès. Souviens-toi des nazis qui appelaient parasites ceux qu’ils ont ensuite exterminés… 

—  Ses mots ont dû dépasser sa pensée – du moins, c’est ce que je lui souhaite. Je crois qu’il visait surtout les ultrariches qui profitent de la mondialisation. Mais puisqu’on parle des riches, que penses-tu des soignants qui se plaignent de la limitation des gardes d’intérimaires à 1 390 euros brut par période de 24 heures… Moi, je m’en contenterais de ces 1 390 euros, même pour une semaine de travail ! 1 390 euros, c’est presque un SMIC !

—  Oui, oui, ça paraît beaucoup, mais réfléchit un peu. Mettons les choses en perspective. Dans mon entreprise, les consultants débutants sont facturés 1 000 euros, les seniors 1 800, et les associés 2 500. Et cela pour une journée de travail qui, selon la loi, ne doit pas dépasser sept heures… Tu constates que les tarifs des gardes d’intérimaires sont loin de ces montants, car ils correspondent à une durée de 24 heures, ce qui ramène en fait la facturation à 405 euros pour sept heures. Sachant que les soignants ont plus de responsabilités qu’un consultant d’un cabinet d’audit ou de conseil : ils ont tout de même des vies humaines entre leurs mains…

Sébastien esquisse un geste d’indifférence. 

—  Évidemment, en prenant le problème comme ça… Tu vas dire que je change de sujet, mais quand je pense qu’on a remis la Légion d’honneur à Jeff Bezos…

—  Ah oui, j’ai suivi la polémique à propos de cette remise de médaille. Ne s’agirait-il pas de « richophobie » ?

—  N’importe quoi !

—  En réalité, c’est quoi la question avec les riches ? Ce n’est pas vraiment qu’ils le soient, mais c’est surtout de ne pas pouvoir faire comme eux. 

—  C’est de la caricature ! s’insurge Sébastien. Et les dividendes qui explosent, tu trouves ça normal ? 

—  D’accord, je vais aller jusqu’au bout de ta pensée. Tu te souviens de ce que je t’avais dit un jour sur la part des dividendes dans le PIB ?

—  Plus ou moins… 

—  Les dividendes après impôts, c’est 1,2 % du PIB, contre 7 % pour les entreprises, 31 % pour les salaires, et près de 60 % qui filent à l’État et à la solidarité. 

—  Et alors ?

—  Imagine, poursuit Xavier, que dans un élan de générosité inouï les riches comme tu les appelles, ou plutôt les investisseurs, renoncent pour la vie à percevoir leurs dividendes tout en continuant à apporter leur argent, et que ces dividendes servent à accorder des augmentations de salaire… 

—  Oui…

—  Eh bien, cela représenterait une hausse moyenne des salaires de 3,87 %. Et seulement une fois, un fusil à un coup en quelque sorte. Pas de quoi changer la face du monde… Est-ce que le sort des salariés en serait vraiment transformé ? 

—  Tu noies le poisson avec tes chiffres.

—  Le jour où les poissons se noieront…

—  Oh ! Ça va… Et en Argentine, tu crois que la situation va s’améliorer ?

—  Tu fais allusion à l’élection de Javier Milei ?

—  Exactement. Quelle horreur quand on y pense ! Il est contre l’avortement, il a l’intention de supprimer la plupart des ministères, dont celui de la Santé, et même de dollariser l’économie. Il a quatre chiens clonés, tous identiques, issus d’un premier qui s’appelait « Conan ». Et il se revendique « anarchocapitaliste » en voulant libérer le peuple de « l’État parasite »… Ça fait peur ! 

—  C’est toujours pareil, Sébastien : il y a eu un scrutin démocratique mais le résultat ne convient pas. Milei a quand même obtenu 56 % des voix au second tour ! Pour Erdogan aussi, on a fait la moue. En juin, il a failli passer au premier tour ! On en rêverait en France… En fait, on aime la démocratie quand elle nous arrange. Bien sûr, Erdogan a bénéficié de beaucoup plus de temps de parole, mais cela montre également comment on peut influencer, voire manipuler le peuple. Et attends de voir les scores des législatives aux Pays-Bas : l’extrême droite est en tête dans les sondages ! Mais pour en revenir à l’Argentine, il faut bien reconnaître que la situation se dégrade depuis des décennies : on compte la moitié de pauvres parmi la population et l’inflation frise les 150  %. Alors, Milei, c’est le phénomène du « Sauveur ». C’est aussi vieux que le monde. Mais ne t’inquiète pas, Milei passera, comme les autres… quand les gens auront compris qu’il n’est pas meilleur que ceux qui l’ont précédé.

—  Je l’espère ! 

À ce moment, Émeline fait son entrée dans le salon. 

—  Même avec la porte fermée, je vous entends. Vous ne voulez pas rejouer une partie d’échecs ? Au moins, j’aurai la paix ! 

—  Je n’ai pas envie d’être encore battu au second tour, rétorque Xavier.

Sébastien entraîne son ami vers la table de jeu.

—  Mais c’est la démocratie !



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

20 novembre 2023

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