Chroniques vingt-et-unièmes — Avancer dans les ténèbres — 13 novembre 2023


  Avancer dans les ténèbres 


En dépit de l’estime qu’il éprouve pour Ludivine – ce qui est un faible mot – Benoît n’a pas suivi son invitation à descendre dans la rue pour protester, sous les bannières de LFI, du PCF et de la CGT, contre la guerre qui oppose Israël au Hamas. Pour lui, c’était comme manifester contre la tempête Ciaran ou Domingos. Un moment d’expression, peut-être, et la joie de se retrouver entre soi, mais peu d’efficacité au bout du compte. Simplement une vaine agitation qui ne changera rien au cours du monde.

Il aurait peut-être pu faire plaisir à Ludivine, mais cela allait trop au-delà de ses convictions. Quentin, lui, l’a sûrement accompagnée – il ne manque jamais une occasion de capter ses faveurs –, sans doute pour montrer comme elle qu’un jeune ne peut pas se désintéresser de ce qui se passe là-bas. 

Mais est-ce suffisant pour influencer un tant soit peu les événements ? Benoît, en fait, se demande ce que peut peser la voix de la France, et plus encore celle de l’opposition, dans ce conflit qui dure depuis des décennies. On pourrait objecter que dans d’autres pays en Europe, et également aux États-Unis, on a vu se dérouler les mêmes manifestations appelant à la paix et à la justice. Mais là aussi, on peut tenir un raisonnement identique : la parole de l’Occident rencontre de moins en moins d’échos. La faute aux erreurs répétées, à cette domination dans le passé qui laisse des cicatrices indélébiles.

Et puis, il y a une idée que Benoît n’osera jamais développer en public : comment l’Europe pourrait-elle donner des leçons sur la crise au Proche-Orient alors que c’est elle, par l’holocauste et la décision de création de l’État d’Israël s’en étant suivie, et ce au mépris des conséquences pour les populations locales, qui est responsable de la situation actuelle ? Il entend déjà les cris indignés : « Mais ce sont les nazis qui ont commis le génocide ! ». Certes. Mais les nazis n’étaient-ils pas des Allemands ? Et les Allemands n’étaient-ils pas des Européens ? Et la Shoah aurait-elle pu exister si les Européens dans leur ensemble s’étaient soulevés contre cette horreur, comme l’ont fait les Danois en 1943 ? Ne régnait-il pas une certaine complicité alimentée par un antisémitisme séculaire, du moins une certaine indifférence ?

Ce sont des pensées incandescentes, et Benoît se garde bien de les exprimer, conscient aussi du fait qu’il est toujours plus facile de savoir après, quand on connaît le résultat, ce qu’il aurait fallu faire avant.

Il a entendu une interview de Dominique de Villepin sur le conflit. Beaucoup de la génération de Benoît ignorent ce qu’il a fait, alors que son discours à l’ONU en 2003 contre la décision des États-Unis d’envahir l’Irak résonne encore dans certaines têtes. Fidèle à ses convictions, l’ancien Premier ministre dénonce aujourd’hui une « guerre d’hier » de la part d’Israël. La solution pour lui serait d’éliminer les dirigeants du Hamas tout en épargnant le peuple de Gaza, ceci grâce à une « stratégie de riposte ciblée et proportionnée ». Et ensuite de travailler avec tous les États, de la Chine aux « pays du Sud global ».

De même, pour Yannick Jadot : il faudrait que les « Européens et les Américains parlent d’une seule voix ».

Très bien, se permet tout de même de réagir Benoît, malgré son peu d’expérience en matière de géopolitique, mais si tous les pays concernés étaient d’accord pour discuter, il n’y aurait pas de sujet…

C’est sans doute parce qu’il était troublé par toutes ces déclarations qu’il n’a pas rallié non plus les manifestations contre l’antisémitisme lancées par le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée nationale. 

D’ailleurs, malgré la participation de Ludivine et Quentin, les jeunes y étaient peu nombreux.

Peut-être aussi parce qu’avant ces manifestations, on a surtout déploré la présence de certains qui voulaient y prendre part et l’absence d’autres qui refusaient de s’y joindre, au détriment de l’objet lui-même.

Mais ces manifestations ont eu lieu, et on a évoqué un « sursaut national », alors qu’elles n’ont mobilisé que 0,3 % des Français. À 1 %, on aurait certainement parlé d’un « raz-de-marée ». Tant mieux après tout si on embellit le tableau. 

La vérité se situe sans doute ailleurs, au sein de tous ces petits cercles familiaux se détachant de plus en plus de l’actualité suffocante que brassent sans relâche les radios et les chaînes d’information qui n’ont été créées que pour cela. Ils la suivent de très loin cette actualité, voire pas du tout. Le cocooning – la vie entre soi – n’a jamais été aussi florissant.

Benoît l’a d’ailleurs constaté : à la fac ou dans sa famille, le contexte international n’est jamais abordé, probablement parce que chacun se sent le témoin impuissant de phénomènes qui le dépassent.

Alors on avance dans les ténèbres, pensant que c’est la meilleure façon d’avancer, sans être freiné par les périls qui menacent le chemin.



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

13 novembre 2023

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