Chroniques vingt-et-unièmes — Rêver d’un autre monde — 23 octobre 2023


 Rêver d’un autre monde 


—  La séance est ouverte, annonce le professeur Marcus.

Il regarde les visages attentifs qui l’entourent, les cahiers et les stylos disposés sur la table ovale. Il y a quelque chose de touchant dans cette fidélité au Liber Circulo, ce cercle de lecture où il anime des discussions sur la littérature depuis des années. Il y a aussi quelque chose de désuet, comme si ces séances étaient les vestiges d’un monde ancien, ce monde où l’on croyait encore au pouvoir des mots et à la valeur de la transmission. 

Marcus y tient le rôle d’un instituteur héritier des hussards de la République qui cherche à allumer dans la conscience de ses élèves l’étincelle qui va les pousser au-delà de leur horizon immédiat.

Mais il se sent comme un homme hors du temps, un témoin impuissant d’une époque qui se dérobe sous ses pieds. Le monde change à une vitesse vertigineuse, et il ne sait plus comment s’y retrouver. Tout ce qu’il a appris, tout ce qu’il a enseigné, tout ce qu’il a aimé, semble se dissoudre dans le flux incessant de l’information et de la communication. Tout devient relatif, provisoire, interchangeable. De déconstruction en déconstruction, ce qui était vrai il y a quelques décennies ne l’est plus. Et ce qui était impensable s’impose, telle une vérité première.

Le premier bouleversement affecte la transmission. De tout temps, les anciens ont cherché à léguer un peu de leur savoir et de leur expérience aux générations nouvelles.

Ce n’est plus le cas, la transmission est aujourd’hui inversée. Les ados, smartphone dans la main, aident leurs parents à se couler dans la révolution numérique, ce qui bouscule les codes traditionnels. L’héritage intellectuel ne leur est plus utile parce qu’ils croient, par quelques clics sur Google, accéder à la connaissance universelle. Et Marcus le constate aussi avec ses étudiants quand il leur demande d’approfondir telle ou telle partie d’un cours. Il ressent leur désarroi : à quoi bon puisque tout est à disposition au bout des doigts ? 

Un piège. Que se passera-t-il si un jour le Cloud disparaît ?

C’est un changement progressif de décor, et Marcus a l’impression de s’y sentir de plus en plus étranger, d’y devenir un fantôme ne méritant même plus le titre de professeur, un spectre hantant les salles de classe et les cercles de lecture.

Serais-je dépressif ?

Mais il garde une lueur d’espoir. Tout sur terre ne change pas à cette allure. Il vient de séjourner deux semaines au Mexique et a constaté que là-bas, les traditions demeuraient encore bien vivaces et ancrées. Le culte de la mort y est prégnant, contrairement à l’Occident où elle reste cachée. Il suffit de regarder les mannequins de « la Catherine » dans les vitrines, ce squelette symbolique destiné à montrer l’issue commune de tous les hommes et incitant à profiter sans réserve du temps présent.

Avec dans ce pays un modèle bien différent. Pas d’écoanxiété, comme cela semble être le cas pour 80 % des Français inquiets du devenir de la planète. Ce serait plutôt l’instinct de survie dans une société où il n’existe ni sécurité sociale, ni retraite ; où le slogan n’est pas « on a tous droit au meilleur », mais « on doit échapper au pire » ; où l’écologie, le réchauffement climatique y constituent les dernières préoccupations. Il est vrai qu’on s’y réjouit même de la découverte récente d’un nouveau gisement de pétrole sur la côte Pacifique – le premier dans cette région – un gisement qui pourrait être exploité pendant cent vingt ans…

Finalement, pense Marcus, quand on sort de l’Europe, on a l’impression de changer de planète. Et ce ne serait pas si grave s’il s’agissait de planètes différentes. Or, il n’y en a qu’une à se partager…

Décidément, je déprime.

Mais une constante tout de même : la guerre qui traverse les siècles et les continents sans faiblir. Au moins quelque chose qui ne bouge pas. Elle a repris entre Israël et le Hamas, sans attendre que celle entre la Russie et l’Ukraine soit terminée. On sent comme une accumulation, une pression… C’est une situation qui devient endémique.

Je dois arrêter de sauter de sujet en sujet, de faire de l’hypertexte…

Autour de la table, des regards interrogatifs se posent sur Marcus silencieux. Il entend la voix de Louis qui le tire de ses réflexions. 

—  Tu ouvres la séance et tu ne dis rien ? 

—  Excusez-moi, je rêvais d’un autre monde…

—  Ça me rappelle une chanson, pouffe Ludivine. 

—  Je vous propose de parler de la rentrée littéraire… se reprend Marcus, ignorant la plaisanterie.

C’est un élément du décor qui ne change pas, ou du moins qui n’a pas encore changé.

Il faut en profiter.




FIN


https://gauthier-dambreville.blogspot.com

https://app.partager.io/publication/gd

Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

23 octobre 2023

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Chroniques vingt-et-unièmes — Ce qui permet de vivre et d’espérer — 29 janvier 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — Aboutir à des impasses — 5 février 2024

Chroniques vingt-et-unièmes — L’année 2024 n’est pas finie — 1er janvier 2024