Chroniques vingt-et-unièmes — En pleine contradiction — 9 octobre 2023


 En pleine contradiction 


—  Il y a beaucoup à dire…

C’est vrai. Depuis la dernière rencontre de Jean-Bernard, Charles et Ludovic dans le bistrot du Trocadéro, l’actualité internationale ne s’est pas vraiment mise en pause. Les coups d’État se succèdent en Afrique, la France y est chassée, tandis qu’en Europe, la contre-offensive ukrainienne ne donne que des résultats modestes, laissant augurer un enlisement comme celui qu’on a connu lors de la guerre de 14-18. Et maintenant, c’est la guerre qui recommence entre Israël et le Hamas.

—  Et tu penses qu’on a raison de quitter le Niger, toi le grand spécialiste du Sahel… ?

C’est Charles qui pose la question, mais Jean-Bernard se veut prudent :

—  Écoutez. Les putschistes au Niger ont pris le pouvoir en une nuit, sans tirer un coup de feu. Sur le moment, la population n’a pas bougé. Il y a eu ensuite beaucoup de manifestations de soutien à ces militaires, mais pas une seule de protestation. À présent, la situation est calme et on ne sent pas beaucoup de perturbations. En tout cas, ce n’est pas pire qu’avant. Et il faudrait que la France ou la communauté internationale intervienne ? Il vaudrait mieux éviter de recommencer ce qu’on a fait en Libye. Cela mérite d’y réfléchir à deux fois…

—  Oui mais enfin, la junte n’est pas légitime…

—  C’est là où la question est délicate. Si vous faites appel à vos souvenirs d’école, la République française a été instituée en septembre 1792 à la suite de la Révolution, et aucun pays européen à ce moment-là n’a reconnu le nouveau régime. Ce qui a provoqué la guerre, évidemment. Et un peu avant, en juillet, il y a eu le fameux manifeste de Brunswick qui menaçait d’une vengeance exemplaire toute atteinte au roi et à sa famille. Ça ne vous rappelle pas le président Bazoum séquestré dans son palais au Niger ? Aujourd’hui, on est dans la situation exactement inverse. La France défend le régime légitime au Niger !

—  C’est tiré par les cheveux, objecte Ludovic, et ce n’est plus la même époque.

—  Tu l’as dit : ce n’est plus la même époque. En l’espace de deux ans, on vient de connaître des coups d’État au Mali, au Burkina, au Gabon, au Niger… Ça correspond à mon avis à la fin d’une période. La décolonisation s’est faite il y a maintenant plus de soixante ans et la vie pour la population n’a pas été aussi radieuse qu’elle avait été annoncée. La démocratie n’a pas résolu les problèmes. Et quand les problèmes s’accumulent, il faut trouver des boucs émissaires. L’ancien colonisateur est la cible idéale pour cela. On chasse donc la France, mais lorsque la France sera partie, on cherchera d’autres responsables. Au Niger, ou ailleurs dans le Sahel, je ne donne pas dix ans avant qu’on mette les Russes dehors.  Et puis, on a beau le répéter, l’Europe n’est plus le gendarme de la planète. Elle a eu son temps avec les colonies. C’est maintenant un monde multilatéral – comme on l’entend souvent – et chaque pays doit assumer ses choix.

—  Et pour le Haut-Karabagh, tu penses aussi à un changement d’époque ? interroge Charles à nouveau.

—  Le Haut-Karabagh, c’est autre chose…

Et Jean-Bernard développe son argumentaire. Cela fait trente ans que l’URSS s’est écroulée et on assiste toujours aux convulsions du monstre tombé à terre. La guerre en Tchétchénie, d’abord, puis les indépendances autoproclamées de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie en Géorgie, ainsi que celles de la Transnistrie en Moldavie et du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan, avec les affrontements qui ont suivi et l’exode d’aujourd’hui. Et depuis des mois la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Tous ces événements représentent une grosse partie de l’actualité internationale, alors qu’il y a quarante ans, on aurait simplement évoqué des guerres civiles dans l’Union soviétique.

Ludovic hausse les épaules.

—  Mais pour le Haut-Karabagh, l’Occident ne fait rien. Il laisse pourrir la situation !

—  L’Occident ne fait rien, l’Occident ne fait rien…, c’est une question délicate. On ne peut pas à la fois dénoncer l’indépendance des régions de Donestsk et de Lougansk en Ukraine et soutenir celle du Haut-Karabagh. Où serait la logique ? Tout ce qu’on peut faire, c’est intervenir de façon humanitaire en veillant à ce qu’il n’y ait pas d’exactions. Mais tout ça s’est déroulé très vite, la quasi-totalité de la population du Haut-Karabakh a fui en une semaine, et le temps de mettre tout le monde d’accord…

» Et puis, en Occident, je crois que nous n’avons pas très bien intégré ce qui se passe dans le reste du globe. Il y a un ras-le-bol général. On ne supporte plus notre puissance économique, et surtout nos leçons de morale. Certains y voient même de la décadence. Il y a eu par exemple le sommet des BRICS en Afrique du Sud. On a beaucoup parlé de « dédollarisation de l’économie mondiale ». C’est significatif. Et une cinquantaine de pays voudraient y adhérer. La Russie essaie de profiter de ce rejet, elle se place en alternative, en quelque sorte. Et on comprend pourquoi Poutine est souvent considéré dans ces pays comme l’homme qui ose s’opposer à l’hégémonie de l’Occident. C’est pour cela que rien n’est gagné.

—  Donc, si je te suis bien, pour en revenir à l’Afrique, « on se tire », on abandonne le terrain…

—  Tu as dû remarquer, Ludovic, qu’on nage en pleine contradiction. Chacun le sait et chacun l’approuve : la « françafrique » c’est terminé. Et ce qui est valable pour l’Afrique l’est, a fortiori, pour le reste du monde. Pourtant, ça n’empêche pas des voix de demander que la France, au moindre conflit ou coup d’État, intervienne ou se positionne. Comme si la France pouvait dicter sa volonté.

—  OK, tu es non-interventionniste… résume Charles. Et pour la Corse, tu en penses quoi ? Tu serais pour l’autonomie ?

—  Je trouve certaines choses bizarres : on va vers une autonomie de la Corse, les habitants prétextant que c’est une « île », sachant qu’on a accordé en 2011 le statut de département à Mayotte pour « l’intégrer totalement à la République », selon la formule, alors que c’est également une île, distante, qui plus est, de 7 800 kilomètres de la métropole ! Là aussi, on nage en pleine contradiction.

—  Les contradictions font avancer, si on veut rester optimiste, conclut Charles. On lit beaucoup ça sur les réseaux sociaux…

—  Si tu le dis…



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

9 octobre 2023

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