Chroniques vingt-et-unièmes —Rendez-vous avant dix ans — 25 septembre 2023


 Rendez-vous avant dix ans 


On s'était dit rendez-vous dans dix ans… Même jour, même heure, mêmes pommes…

Ils ont chanté cette chanson de Bruel alors qu’ils venaient d’obtenir le bac. Et ils l’ont fait.

Heureusement, ils étaient restés en contact, s’échangeant des nouvelles par Facebook et WhatsApp. Et le jour fatidique est arrivé.

Il est 18 heures dans un café à Saint-Germain. Thomas y est entré le premier. C’est lui qui a organisé la rencontre et il sait quel a été le parcours de ses amis. Magali, Nassim et Alexandre.

Magali est magistrate depuis cinq ans, elle croule sous les dossiers. Trop d’affaires, trop d’heures passées dans son bureau. La passion est toujours là, mais jusqu’à quand ? On reproche à la Justice son laxisme quand elle n’est pas accusée de servir le pouvoir. Mais elle a pu distraire deux heures avant de rentrer chez elle pour régler une urgence.

Nassim s’est orienté, lui, vers l’intelligence artificielle. Cursus à Dauphine, stage chez l’entreprise OpenAi qui a conçu ChatGPT, conclu par une embauche. Tout jeune, il était déjà fasciné par les nouvelles technologies.

Et Alexandre, économiste après avoir suivi la filière d’études à Panthéon-Sorbonne. Comme Thomas, il a obtenu un doctorat dans sa discipline.

On a évoqué un peu le passé du lycée, on s’est rappelé les blagues – forcément de potaches –, et la conversation, au bout d’une trentaine de minutes, a tourné autour de l’actualité. Et puisque Nassim est un spécialiste de l’intelligence artificielle, employé d’Open AI de surcroît, il était normal de discuter des progrès fulgurants dans le domaine depuis un an, avec les inquiétudes provoquées par l’irruption de l’IA générative, celle qui, à partir d’œuvres existantes, littéraires ou artistiques, en produit de nouvelles, non sans poser quelques problèmes juridiques, comme le souligne Magali.

—  La grève à Hollywood semble avoir abouti, dit Thomas. Les scénaristes ont obtenu de meilleures rémunérations et les acteurs des garanties pour l’utilisation de l’IA…

—  Pour l’utilisation de l’IA, je suis dubitatif, répond Nassim. Ça me fait penser aux remous qu’on a connus à la fin des années 1920 au moment de l’avènement du cinéma parlant. Suite à la grève qu’on vient d’évoquer, j’ai relu beaucoup de choses sur le sujet. Le premier film parlant est sorti en 1927, c’était The Jazz Singer. À l’époque, soit on en a rigolé, soit on a critiqué. Certains y voyaient la mort du « vrai cinéma ». On a même écrit que « le cinéma se passe du mot pour nommer l’objet ». Mais on n’a pas pu enrayer le phénomène. Beaucoup d’acteurs qui avaient une belle prestance se sont retrouvés sur la touche, soit à cause de leur voix qui ne collait pas, soit parce qu’ils étaient incapables de prononcer une phrase sans bafouiller. C’est une nouvelle génération qui a émergé. C’est pour ça que je pense qu’aujourd’hui c’est une nouvelle génération de réalisateurs utilisant à fond le potentiel de l’IA qui va s’installer sur le marché, quelles que soient les garanties promises…

—  C’est grave, réagit Magali.

—  Non, ce n’est pas grave. Imagine qu’en 1927, on ait interdit le cinéma parlant. Tu crois que ça aurait tenu ?

Thomas risque :

—  Et le comité d’experts que le gouvernement vient de créer en France…

—  Ah oui, le fameux comité sur l’intelligence artificielle… Une quinzaine d’experts de grand renom pour « identifier comment la France peut devenir leader dans le domaine ». Honnêtement, ça ne va pas changer la donne. On recommence les mêmes erreurs. On sait pourtant ce qu’ont donné le Plan calcul des années 1960 et tous les milliards injectés ensuite dans le secteur informatique. Il n’en reste rien. Absolument rien ! Aucun leader français en informatique, qu’il s’agisse de logiciels ou de matériels. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. On n’a toujours pas intégré que les mégaentreprises comme Apple, Microsoft, Facebook ou Google ont démarré dans un garage et qu’elles ont été fondées par de jeunes illuminés ayant fait très peu d’études supérieures. Cela dit, on peut discuter du sujet. Il y a quand même des sommités dans ce comité, des Français connus : Yann Le Cun, le grand spécialiste de l’IA dans la maison mère de Facebook, et Joëlle Barral qui dirige la recherche chez Google DeepMind. Mais économisons nos milliards !

—  C’est mieux pour la dette… rétorque Thomas. N’est-ce pas, Alexandre ?

—  Tout ce qui est bon pour la dette… Mais honnêtement, la dette, personne n’ose imaginer qu’elle sera remboursée un jour. Seulement, on ne doit pas le dire. C’est le principe de la confiance…

—  Mais tous les ans, on en rembourse une partie, réagit Magali.

—  Oui, on rembourse la dette ancienne avec de la dette nouvelle, et on règle les intérêts. Comme ça, tout le monde est content. En fait, ce que cherchent à faire les gouvernements successifs, c’est jouer sur le dénominateur du ratio dette-PIB, sans diminuer le numérateur, car pour cela il faudrait un budget excédentaire. Et comment faire ? En augmentant le plus possible le PIB. On est passé ainsi d’un ratio de 115,7 % du PIB en 2020 à 111,6 % en 2022, alors que dans le même temps la dette a bondi de 300 milliards en valeur absolue !

—  C’est pas mal pour une première rencontre, sourit Magali. Et Antoine Dupont ? Vous êtes des mecs et vous ne parlez pas d’Antoine Dupont ?

—  Je vous propose de nous revoir après la finale, on aura plus de recul, dit prudemment Thomas.

Alexandre fait mine de réfléchir :

—  Pas trop de recul quand même, je préfère que les Bleus avancent…

Éclats de rire. Thomas lève la main pour attirer un serveur :

—  C’est pour moi…

Il n’y a pas eu d’objection à sa proposition de nouveau rendez-vous. Ils se reverront avant dix ans…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

25 septembre 2023

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