Chroniques vingt-et-unièmes — Un avenir tout tracé — 21 août 2023


 Un avenir tout tracé 


Il a aimé les paysages vallonnés et les ciels pourpres. Cette incursion en terre berrichonne lui a laissé l’année dernière un des souvenirs les plus plaisants de sa courte vie. Car il a encore en tête le village du Menoux où s’était reclus le sculpteur Jorge Carrasco, et le musée de George Sand à Nohant-Vic, dans la maison où elle vécut.

Alors, Quentin a choisi d’y retourner cet été avec son sac à dos et sa  tente quechua qu’il déploie entre les meules fraîches qui sèchent lentement au soleil.

Cette année, les découvertes n’ont pas été moins étonnantes : basilique Saint-Étienne de Neuvy-Saint-Sépulchre, abbaye de Noirlac, abbaye de Varennes…

Neuvy-Saint-Sépulchre est une petite bourgade, vraiment petite, nichée dans l’Indre, sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle. Une bourgade comme il en existe des centaines, que l’on oublierait aussitôt après l’avoir traversée si elle n’avait ce nom, « Saint-Sépulchre », un nom qui, quel que soit le degré de croyance, remue tout un imaginaire.

Au XIe siècle, le seigneur du lieu, prince de surcroît, Eudes de Déols, y fit construire une copie fidèle du Saint-Sépulcre de Jérusalem. Le but ? Offrir une alternative sûre au pèlerinage en Terre sainte. Pratique, quand les brigands infestent les routes et rançonnent les voyageurs, pour éviter le long périple vers cette contrée lointaine et difficile d’accès en un temps où la ville de Jérusalem, occupée par les musulmans, n’a pas encore fait l’objet du siège victorieux de 1099 pendant la première croisade. Une habitude qui après cette conquête s’est maintenue pour les plus démunis ou les moins courageux, et qui a même profité d’un regain de ferveur lorsqu’un autre hobereau, Eudes de Châteauroux – toujours un Eudes –, ramena au XIIIe siècle à Neuvy quelques gouttes du sang du Christ recueillies sur la croix de façon très opportuniste par un inconnu dont on eût bien apprécié qu’il laisse une trace, au moins pour le remercier, voire le vénérer, lesquelles gouttes bénéficièrent du privilège de bien se conserver sous un climat ne s’y prêtant guère, on ne sait là aussi par quel miracle, le terme étant plutôt approprié, mais ce n’est pas le plus important, l’essentiel étant de donner un peu plus de consistance à une foi parfois déficiente régnant sur les villes et les campagnes.

Il reste donc de cette aventure une église bien entretenue, dont l’architecture détonne parmi toutes les constructions anciennes de facture romane, qui a gardé sa vocation de pèlerinage, à vrai dire surtout pour les touristes.

Quentin a aimé, et après une demi-journée passée sur place où il a découvert le « pâté berrichon – « pâté de Pâques » pour les habitants du cru –, formule originale de pâté en croûte agrémenté d’œuf dur, il a mis le cap sur l’abbaye de Noirlac qu’on lui a vantée.

L’abbaye de Noirlac est l’une des abbayes cisterciennes les mieux préservées au monde. Édifiée à la fin du XIIe siècle, elle va durant deux cents ans connaître une très grande prospérité. Quentin a déambulé toute une heure dans les jardins et les différentes composantes : l’église abbatiale pour les huit offices célébrés du jour ; le cellier pour la conservation des aliments achetés ou récoltés sur le domaine ; la salle capitulaire réservée aux moines « ayant voix au chapitre » ; le réfectoire où se mêlaient nourritures terrestres et spirituelles ; le cloître dont les galeries permettaient de relier les diverses pièces de l’ensemble ; le dortoir des moines et celui des frères convers avec sa magnifique charpente en forme de coque de navire renversée. Les frères convers ! Plus tout à fait laïcs mais pas vraiment ecclésiastiques, d’origine humble généralement, sans lesquels une abbaye ou un monastère n’aurait su fonctionner, s’occupant des viles besognes et des travaux des champs pour laisser aux clercs, par la prière, le chant ou la  rêverie, le temps d’approcher Dieu. 

Une répartition des tâches qui pour Quentin sent un peu trop la séparation des classes. Mais son père Jean-Bernard lui répondrait qu’on se doit de revenir à la logique de l’époque. Comment entretenir autrement les trois mille hectares de terres que possédait l’abbaye ? S’entourer de frères convers constituait une bonne méthode, et le moyen aussi d’offrir le gîte, le couvert et la sécurité à des hommes confrontés à une société violente. Et puis, il fallait bien décharger les moines copistes de toute contrainte matérielle. Il n’était pas donné à tout le monde de pouvoir copier une Bible. Un an à douze moines pour y parvenir !

Aujourd’hui, il suffirait de la télécharger, se dit Quentin.

Enfin l’abbaye de Varennes sur la commune de Fougerolles, dont il a découvert l’existence à l’office de tourisme de La Châtre. 

L’abbaye de Varennes, également  cistercienne, est dans un état bien moins conservé que celle de Noirlac. Le monastère proprement dit et le cloître ont disparu, ayant comme souvent servi de carrière de pierres, mais il en subsiste la maison de l’Abbé et la nef de l’église parfaitement restaurées, ainsi que le logement du prieur et divers vestiges.

Elle est fondée en 1148 par le prince Ebbe II de Déols. Mais le seigneur d’un bourg voisin, Garnier de Cluis, lui en dispute la création, sans doute pas seulement pour le principe, mais peut-être avec l’arrière-pensée des revenus qu’elle va générer, et devant les chicayas de ces deux rivaux dans une terre rattachée récemment à la couronne d’Angleterre par le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri II Plantagenêt, c’est celui-ci qui s’en déclare le fondateur par acte officiel en 1155. Le meilleur moyen pour clore, par le haut, le débat. Elle devient alors « l’Abbaye Royale Notre-Dame de Varennes ». Elle est riche et elle atteint son apogée à la fin du XVe siècle. Cependant, elle n’échappe pas aux tourments des guerres de religion, et c’est ensuite un long déclin qui la voir peu à peu déserter par les moines. Au moment de la Révolution, ils ne sont guère plus que deux, aidés de quelques personnes, et l’abbaye, comme tout ce qui appartient au clergé, est versée dans la masse des « Biens nationaux ». Elle est démembrée pour l'occasion et vendue en deux lots en 1791, l’un comprenant la maison de l’Abbé, l’église et les communs, l’autre le reste des bâtiments conventuels. Géographiquement, le lieu est proche de Nohant-Vic, la ville de George Sand, et c’est ainsi que celle-ci, quelques décennies plus tard, y vient en promenade chez son ami Ernest Périgois dont la famille est propriétaire alors du premier lot. En outre, diverses personnalités artistiques s’y rendront de Paris dans les premières années du XXe siècle et fréquenteront un cercle animé par les époux de Vasson et leur fille Jenny, l'une des premières femmes photographes. 

À présent, les propriétaires d’aujourd’hui, la famille Wolkowitsch, perpétuent cette tradition culturelle en s’efforçant de restituer à ce lieu historique une partie de son lustre d’antan. Par d’importantes campagnes de restauration, ils ont redonné vigueur aux différents bâtiments dont ils ont la possession, en particulier la nef de l’église où des expositions et des spectacles sont régulièrement organisés.

Quentin a notamment assisté à la représentation d’une pièce de théâtre, Alors, c’est vrai ?, écrite par Gilles Wolkowitsch qui a réussi à faire la part du vrai et du faux dans l’histoire de l’abbaye. Avec un procédé narratif intéressant, car le scénario traite de la conception et du montage de la pièce elle-même entre l’auteur, interprété par Olivier Lejeune, comédien bien connu, le metteur en scène et acteur principal Charles Leys qui joue brillamment son propre rôle, et Juliette Delhomme, nantie de répliques plus modestes, ce qui n’empêche pas son talent. Gilles Wolkowitsch s’y dévoile. On sent qu’il s’interroge sur ce que deviendra après lui l’abbaye à qui il  a consacré une partie importante de sa vie. Et on le comprend par cette phrase dans le texte : « J’appartiens plus à cette propriété qu’elle ne m’appartient elle-même ». 

Quentin, qui n’est pas un passionné de théâtre, a apprécié à la fois la forme et le fond, en ayant la chance, à la fin de la représentation, d’échanger avec l’ensemble des intervenants.

L’escapade achevée, il a regagné Paris par le bus. La capitale, pour l’instant, n’est pas trop durement frappée par la canicule qui recouvre la moitié de la France. Néanmoins, lui n’échappe pas à l’atmosphère étouffante de sa chambre blottie sous les toits en zinc de la rue Réaumur. Mais en poussant le bouton de radio, il se sent heureux d’avoir été épargné par la polémique du mois d’août déclenchée par Juliette Armanet à propos d’une chanson « qui la dégoûte », « à la musique immonde », « de droite », celle des Lacs du Connemara, réputée clôturer toutes les soirées d’étudiants, mémorable succès de Michel Sardou, lequel doit remercier toute la publicité qui en est faite à la veille d’une tournée qu’il doit commencer à l’automne. 

De toute façon, Quentin n’y aurait pas prêté attention puisqu’il ne connaît pas Juliette Armanet, et vaguement Michel Sardou dont il ne sait s’il est contemporain de son père ou de son grand-père.

Ludivine à qui il pense ne doit pas le savoir non plus. Quand il la retrouvera à la fac, il ne lui parlera pas de son périple de l’été. « Les abbayes, trop bien ! Mais j’y crois pas… Tu vas finir par te faire curé ! », lui dirait-elle. 

Pourquoi pas ? L’avenir, au moins, serait tout tracé. Encore, faudrait-il être croyant…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

21 août 2023

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