Chroniques vingt-et-unièmes — La vérité historique — 31 juillet 2023


 La vérité historique 


—  On y est, J – 365, l’atmosphère devient fébrile…

Thomas sert un jus d’orange à Marcus. Enfoncé dans un fauteuil, celui-ci aimerait se laisser couler dans un petit sommeil, mais il sent un besoin de parler de la part de son fils. À l’extérieur, les averses se succèdent et même si elles ne rechargent pas les nappes phréatiques, comme il est usuel de l’entendre, c’est autant qui n’est pas puisé par les agriculteurs.

—  Les Jeux de Paris ? réagit Marcus. C’est vrai, on s’en rapproche. Usain Bolt a même fait le déplacement pour l’occasion. Il sera présent à la cérémonie d’ouverture en 2024 et se dit très content. Dans la mesure où l’athlétisme ne commence qu’à la deuxième semaine, il n’a pas eu souvent dans le passé la possibilité d’assister au spectacle initial…

Thomas regarde fixement son père.

—  Les Jeux olympiques nous paraissent une évidence aujourd’hui. Ce fut loin d’être toujours le cas…

—  Ah oui ?

Nous y voilà. Ce n’est pas pour rien que Thomas a choisi d’être enseignant en université. Sa passion le rattrape et Marcus sait qu’il va devoir entendre la leçon.

—  On a tous appris que les Jeux olympiques existaient dans le monde grec au temps de l’Antiquité. Selon la tradition, ils ont été créés en 776 av. J.-C. à Olympie pour commémorer une victoire dans une course de chars. Ils se sont déroulés tous les quatre ans durant dix siècles entre les cités grecques, et c’est l’empereur Théodose qui les a supprimés en 393, car il les assimilait à un rite païen. Une conséquence du décret de Thessalonique qu’il a pris en 380 imposant la version du christianisme issue du Concile de Nicée, dite « catholique », c’est-à-dire universelle, et de celui de 392 interdisant précisément les rites païens dans tout l’empire au profit de la religion du Christ. 

—  Bien, bien…

—  C’était quand même une révolution à l’époque : l’Empire romain, si tolérant, où les cultes pullulaient – je pense au dionysisme, à l’orphisme, au pythagorisme, aux gnoses, au Sol Invictus, aux Mystères d’Éleusis, etc. – s’en remettait à une religion unique ! Mais c’est logique dans le sens où un monothéisme, par définition, ne peut admettre qu’un seul dieu… Et on sait que la culture du corps ne figurait pas au rang des priorités dans le christianisme ! Alors tous ces athlètes s’exhibant nus, c’était aussi une incitation à la débauche… 

Thomas s’est levé et arpente le salon. Il donne l’impression de répéter un cours.

—  Donc, adieu les Jeux olympiques… 

Et il continue en expliquant qu’il a fallu attendre 1 500 ans pour qu’un illuminé nommé Pierre de Coubertin, baron de son état, ose imaginer qu’un tel rassemblement où s’affronteraient pacifiquement tous les peuples de la Terre pourrait éviter des combats réels, et peut-être éradiquer les guerres. Il annonce le projet dès 1892 mais ce ne fut pas une partie de plaisir, plutôt un marathon, si on peut dire. Car des compétitions mondiales existaient déjà, par exemple en tennis, en voile, en cyclisme… et les organisateurs de ces rencontres voyaient d’un mauvais œil un nouveau rendez-vous qui aurait pu leur porter ombrage. En tout état de cause, les milieux sportifs étaient hostiles à réunir leurs disciplines dans un seul événement. Une question de pouvoir, sans doute.  Alors, ils n’ont pas ménagé leur énergie pour freiner l’initiative, et c’est pourquoi les premiers Jeux de l’époque moderne en 1896 à Athènes – Athènes, évidemment, à titre symbolique –, snobés par les meilleurs athlètes du moment, se déroulèrent dans une relative indifférence, notamment des journaux français, bien que les épéistes et les cyclistes nationaux s’y fussent distingués. Les participants semblaient appartenir à un club fermé et élitiste, voire excentrique, détaché des affaires du monde, se retranchant dans un « universalisme » utopique alors que l’atmosphère de la période était plutôt guerrière. Dans la presse, on se demande d’ailleurs si ces « prétendus Jeux olympiques …/… doivent trouver place dans une rubrique des sports ». 

C’est encore le cas pour les Jeux de 1900 organisés à Paris – hommage à leur créateur oblige – qui restent dans l’ombre de l’Exposition universelle se passant en même temps. Situation identique en 1904 à Saint-Louis dans le Missouri au moment de l’exposition universelle dans la ville, et en 1908 à Londres où se tient une exposition publique franco-britannique.

Cependant, petit à petit, l’événement va s’imposer, rattrapé toutefois par la géopolitique, comme le différend franco-allemand – la Grande Guerre, évidemment, mais aussi les Jeux de 1936 à Berlin –, ou le terrorisme – contre les athlètes israéliens en 1972 à Munich – ponctués de boycott divers, tels ceux de 1980 à Moscou boudés des États-Unis après l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS, et ceux de 1984 à Atlanta désertés par les sportifs du bloc soviétique en signe de rétorsion. Sans oublier que les Allemands et les Autrichiens y furent exclus en 1920 à Anvers et 1924 à Paris, encore, pour cause de punition après leur défaite de 1918. Et les Allemands également en 1948 à Londres, pour les mêmes raisons.

A minima, ils furent constamment le terrain de lutte des nationalismes, à défaut d’ « esprit olympique », la propagande des pays participants n’y étant jamais absente. Mais malgré tout, après ce déferlement de vicissitudes, ils sont toujours là, adulés par le public et les États, sauf exception. À croire que l’« universalisme » prôné par Coubertin est plus fort que les attaques permanentes dont ils sont l’objet depuis leur restauration.

Les Jeux olympiques ne sont donc pas synonymes de paix mais ils offrent une parenthèse d’apaisement des tensions, et on comprend pourquoi le CIO a horreur que l’actualité y interfère. Et c’est aussi dans cet esprit qu’une escrimeuse ukrainienne gagnante d’une finale aux mondiaux de la discipline cette semaine a été disqualifiée et suspendue pour avoir refusé de serrer la main de son adversaire russe, avant que la décision ne soit amendée, le CIO demandant in fine de « faire preuve de sensibilité ».

C’est ce que vient de conclure Thomas. Le professeur Marcus l’a écouté en silence. Il bâille encore mais il n’a plus envie de dormir.

—  La pluie s’est arrêtée, murmure-t-il en fixant la fenêtre. Ce serait le moment de marcher un peu. On ne fera pas un dix mille mètres, mais l’essentiel est de participer… C’est bien ce que disait Pierre de Coubertin, non ?

—  Il n’en est pas l’auteur, il a repris cette phrase d’un autre, mais elle résume bien sa pensée.

Marcus soupire. Thomas aime rétablir la vérité historique.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

31 juillet 2023

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