Chroniques vingt-et-unièmes — Ce bien commun — 14 août 2023


 Ce bien commun 


Hamid et Houessou s’approchent du chantier. En cette veille de 15 août, c’est une fourmilière. Les premières structures de la charpente sont en position. La flèche dont la chute a provoqué tant de désarroi devrait être réinstallée d’ici la fin de l’année.

C’est ce qu’on appelle le management par la contrainte : on fixe une date, arbitraire, et l’intendance doit suivre, forcément. Une démarche très différente de celle consistant à mettre en place un comité d’experts renommés, qui déjà auraient pris beaucoup de temps pour réfléchir, délibérer, causer, déjeuner… et qui auraient ensuite déterminé une échéance tenant compte de toutes les difficultés, de tous les aléas possibles, une échéance qui se serait située probablement dans les années 2030. 

Il est vrai que sa construction initiale, grâce à l’immense énergie et la cassette propre de l’évêque Maurice de Sully, relayée par le trésor royal et la contribution de la bourgeoisie parisienne, s’est étalée principalement entre 1163 et 1230, mais la cathédrale n’a été complètement terminée que dans les années 1360. Un chantier qui a duré pratiquement 200 ans ! À l’ère du numérique, une éternité ! On n’y songe même pas.

Aussi, face à l’onde de choc qui a balayé le monde, il était indispensable de faire preuve d’un certain autoritarisme, et avec le recul que l’on a désormais, tout laisse penser que la reconstruction de Notre-Dame de Paris sera achevée à la fin de l’année 2024.

Certes, les finances coulant à flots pour l’opération n’ont pas nui à cette rapidité. L’argent lève bien des obstacles, mais tous les ouvriers, techniciens et ingénieurs se dépensent sans compter pour tenir l’objectif. Avec un atout inestimable : la transmission. Ce sont ainsi des savoir-faire en « situation » qui passent d’une main à une autre. Des jeunes passionnés découvrent des horizons prometteurs, un sens inédit à leur vie, et c’est sans doute cet aspect qui sera la vraie réussite du projet.

Hamid observe et se tait. Il est envieux. Il ne peut s’empêcher de faire la comparaison entre le chaos qu’il a laissé il y a exactement deux ans dans son pays en train de s’enfoncer aujourd’hui dans un nouvel âge médiéval et cette faculté de rebondir que l’on sent ici.

Et il n’est pas moins étonné des émeutes urbaines de début juillet. Il a tenu absolument à les fuir de peur d’être pris pour un incendiaire avec toutes les conséquences que cela aurait eu pour lui. Il n’est pas du tout sorti du foyer durant cette période, rempli du sentiment d’un gâchis énorme. Lui viennent les images de ses sœurs et de ses cousines dont il n’a plus aucune nouvelle, probablement recluses chez elles sans aucune possibilité d’envoyer un message à l’extérieur des frontières. Car désormais en Afghanistan, les écoles, les universités, les ONG, les salons de beauté sont fermés pour elles.

Malgré le discours officiellement rassurant des autorités talibanes, la situation empire chaque jour. La gent féminine derrière laquelle les fondamentalistes voient se cacher le diable semble dorénavant vouée à l’unique rôle de procréation.

Il trépigne et préfère songer à un autre sujet. Et ce sera la cathédrale, encore. Il n’était pas sur place mais il s’est rendu compte de l’émotion qu’a suscitée le feu qui l’a frappée. Dans le pays bien sûr, mais aussi à l’étranger. En n’oubliant pas les Français d’adoption.

Parmi ceux-ci, celui qui en a le mieux parlé est, de son point de vue, François Cheng qu’il a découvert dans un vidéo YouTube. Il est admiratif de ce Chinois installé en France à l’âge de 20 ans, qui ne maîtrisait pas un mot de la langue, qui l’a apprise en considérant chacun d’entre eux comme un « idéogramme sonore », et qui est parvenu, au prix sans doute d’efforts inouïs, à se hisser au saint des saints de la littérature, à savoir l’Académie française. Cheng venait d’un pays encore plus loin que l’Afghanistan, ce qui rassure Hamid d’une certaine manière, lequel a vu et revu la vidéo, et a toujours en tête les phrases qu’il prononça au débotté dans une émission juste après le drame :

« … Cette cathédrale qui existe depuis 850 ans, en dépit de ses charpentes en bois, n’a pas connu véritablement d’incendie. Et tout d’un coup, ce 15 avril 2019 à 18 h 30, c’est arrivé. Cette flamme qui jaillit de ses entrailles et qui monte jusqu’au ciel avec une fureur stupéfiante, l’Histoire ne l’oubliera pas. Elle retiendra cette date. »

L’image s’impose à Hamid : cette flamme qui jaillit des entrailles.

« Mais à un degré plus haut, il y a cette intense émotion pendant l’incendie qui s’empare de chacun. Et chacun dans la nuit, sidéré, désespéré, sent tout à coup son émotion partagée par les autres, et puis par tout un peuple, et puis par le monde entier. À ce moment-là, on est entraîné irrésistiblement dans une communion universelle… Ce moment-là, nous ne devons jamais l’oublier, nous-mêmes. »

Oui, de rares moments de communion qui nous entraînent au-delà des préoccupations matérielles et des assauts du quotidien.

« Maintenant, à un degré suprême, c’est alors que le peuple français a eu une révélation. Quoi ? C’est ce monument-là et absolument pas un autre qui incarne – je reviens à ma phrase – qui incarne notre âme commune chargée de spiritualité et d’Histoire. Ce monument est fait de pierres vivantes, c’est-à-dire de notre chair et de notre sang, parce qu’un cœur n’a jamais cessé d’y battre. Alors que cette chose existe – je parle de Notre-Dame –, c’est proprement extraordinaire, c’est-à-dire ce lieu, cette chose, où se réunissent la beauté, quand même, et la vérité humaine, c’est l’honneur de la France. Notre-Dame, ce n’est pas seulement notre âme commune, c’est l’honneur de la France, c’est-à-dire avoir ce monument qui réunit en lui – je le répète – la beauté et la vérité humaine. »

N’est-ce pas là résumé ce que l’homme peut faire de mieux ?

« Si vous me permettez, j’ajoute encore une très brève remarque un peu intime. N’oublions pas que c’est Notre-Dame, donc une présence maternelle. L’Amour maternel, nous savons ce que c’est. Pour nous, c’est quelque chose de naturel, de normal : on en jouit, on en profite, on en abuse souvent, mais sans trop s’en soucier. Un jour, soudain, cette présence maternelle nous est arrachée. Alors, on est plongé dans une tristesse infinie, dans un regret infini. On se dit : “il y a tant de choses qu’on aurait pu lui dire et on ne l’a jamais fait”. On ne lui a même pas dit : “je t’aime”. Maintenant, c’est trop tard.  Ce sentiment de “trop tard” nous a saisis au moment où la flèche s’est transformée en torche et s’est brisée. Alors un cri d’effroi nous saisit… Mais Notre-Dame va partir sans qu’on ait le temps de lui dire adieu ! Heureusement, le lendemain, on a été rassuré… Elle est sauvée. Dans ce cas, ne soyons pas oublieux. Soyons pleins de gratitude et restons fidèles à ce bien commun. »

Ce bien commun… 

Hamid estime qu’il en existe un autre qu’on n’apprécie pas à son juste prix, celui d’exprimer ce que l’on ressent sans risquer la prison, une valeur battue en brèche dans une part de plus en plus croissante du monde. Et ces paroles de Cheng lui font penser aussi à sa mère morte depuis cinq ans, qu’il n’a sûrement pas, comme tous les enfants, suffisamment aimée, ou, du moins, à qui il n’a pas dit suffisamment qu’il l’aimait. Et c’est peine perdue de se le reprocher, parce qu’il en sera toujours ainsi, parce que les générations succèdent aux générations, remplies d’espérance ou d’amertume, et souvent insoucieuses de ce que leur ont légué les précédentes.

—  Tu ne parles plus ? lui dit Houessou qui fixe son ami immobile depuis cinq minutes.

Il y a des moments où l’on préfère réfléchir plutôt que parler.

—  C’est cette reconstruction… Au moins, on laissera une belle cathédrale aux générations suivantes…

Houessou cache un sourire.

« On » ? Hamid se croit-il devenu français ?


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

14 août 2023

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