Chroniques vingt-et-unièmes — Trouver la solution — 10 juillet 2023


 Trouver la solution 


—  Fort, le café ?

—  Bien fort, tu le sais bien…

Didier, le père de Jean-Bernard, est venu séjourner quelques jours à la maison en ce début d’été. Un orage a traversé la nuit ; il en reste, devant la salle à manger, une terrasse étincelante qui vibre sous les rayons matinaux. Didier saisit la tasse que lui tend son fils et semble dire pour lui-même :

—  Je n’ai pas envie de voir des feux d’artifice cette année…

—  Parce que tu en as vu suffisamment ? Tu penses aux émeutes ?

Jean-Bernard sourit. Quelle que soit la gravité des circonstances, son père garde toujours le sens de l’humour, mais jusqu’à un certain point.

—  Oui, les émeutes. Je vais passer pour un vieux réac, mais de mon temps, les enfants, on les tenait ! On devrait supprimer les feux d’artifice cette année et se servir de l’argent économisé pour dédommager les commerçants !

Tenir les enfants… Pour Jean-Bernard, les choses ne sont pas si simples, il attribue la situation à un autre phénomène. Il a beaucoup voyagé en Afrique lors de ses missions militaires, mais aussi en Inde, et il constate que les solidarités familiales y sont très présentes, et cruciales. En Occident, et en particulier en France, c’est le contraire, on assiste pour lui à une « désolidarisation » de la société. Chaque génération semble vivre sa vie ou ce qui y ressemble, indépendamment des autres. Les exemples sont multiples. Les étudiants n’ont pas de quoi se nourrir, peinent à se loger – c’est du moins ce qui est répété à longueur d’année universitaire –, paraissant être devenus orphelins. Les personnes âgées sont prises en charge dans les EHPAD où les scandales prospèrent, et il revient aux communes, durant les périodes de canicule, d’appeler les quelques anciens restés à la maison pour vérifier s’ils boivent bien et s’ils disposent d’un endroit frais. Où sont passés leurs enfants ? Et que constate-t-on avec les émeutes urbaines ? Qu’il s’agit généralement de jeunes ados, et même de très jeunes, qui arpentent les rues toute la nuit sans que les parents y trouvent quoi que ce soit à redire, comme si cela ne les concernait pas. Dans tous les cas, on demande à la puissance publique de gérer.

—  Il y a un problème d’éducation, poursuit Didier. Avant, on parlait d’Instruction publique. Maintenant, c’est l’Éducation nationale. Ça veut tout dire ! On compte sur l’État pour faire l’éducation des enfants !

Le père de Jean-Bernard a raison pour l’appellation du ministère. Jusqu’au début des années 1930, il portait le nom d’Instruction publique. C’est devenu ensuite le ministère de l’Éducation nationale, sauf sous Pétain. La distinction est d’importance. Est-ce aux familles ou à l’État d’éduquer les enfants ? Le débat dure depuis le XVIIIe siècle. D’un côté ceux qui rêvent d’un système plus démocratique où, comme à Sparte dans la Grèce antique, l’enfant serait arraché très tôt à sa famille et éduqué par l’État pour garantir ainsi l’égalité des chances, et peut-être l’uniformité de la pensée. Et les autres qui estiment que l’éducation appartient tout de même aux parents dont on ne peut nier le rôle social. Condorcet, qui a su convaincre au moment de la Révolution, faisait partie de ces derniers, craignant une sorte d’endoctrinement contraire à la liberté des opinions. Mais aujourd’hui, les tenants de l’éducation par l’État semblent avoir gagné. En théorie. Car en pratique, au vu de la situation actuelle, l’État a-t-il rempli la mission qui lui a été assignée ? Le résultat est-il probant ? N’a-t-on pas fait fausse route ? C’est à tout cela que réfléchit Jean-Bernard en servant les tartines grillées à son père.

Son père qui est courbé sur sa tasse.

—  Et tout ce qui flambe ! dit celui-ci. On n’entend pas beaucoup les écolos !

Il est vrai que tous ces feux de poubelles, ces voitures incendiées, ces mortiers d’artifice présentent un bilan carbone assez médiocre, ce qui ne fait frémir en aucune façon les écologistes. Certains d’entre eux les tolèrent même pour la bonne cause.

—  Il y aurait pourtant des choses à faire…, continue Didier, intarissable. Par exemple, rétablir le service militaire. On y apprenait au moins la discipline pendant un an. Intéressant pour des jeunes qui n’en ont jamais vu la couleur. Et reconstruire des maisons de redressement pour ados.

—  On ne revient pas en arrière…

—  C’est ce qu’on répète toujours, mais dans le passé, tout n’est pas à jeter…

—  On a créé des ghettos.

Didier s’empourpre :

—  Ah, oui, j’ai en tête la réaction de Sandrine Rousseau : il y aurait un rapport direct entre la pauvreté et les pillages ; les jeunes aimeraient les marques parce qu’ils se sentiraient « relégués ». Et Mélenchon qui a imploré les jeunes de ne pas toucher aux écoles ! Sous-entendu : vous pouvez toucher au reste, défoncer les magasins et les piller. Ce n’est pas grave, ce sont des riches…

—  Ne lui fait pas dire ce qu’il n’a pas dit.

—  Il suffit de lire entre les lignes…

Jean-Bernard songe aux dernières déclarations. Bien sûr, chacun a joué sa partition, comme dans un orchestre bien rodé, dont on se demande toutefois qui en est le chef. Marine Le Pen a ainsi dénoncé le « laxisme politique qui fait des ravages », les émeutes mettant en exergue, selon elle, le « problème de l’assimilation dans notre pays ».

Le président du Sénat Gérard Larcher préconise, lui, de « réguler les flux migratoires » pour « favoriser l’intégration ». En outre, il prévient, à propos du projet de loi sur l’immigration actuellement en discussion, qu’il veut un durcissement, sinon « il n’y aura pas de texte ».

C’est suffisant pour que la députée LFI Raquel Garrido déclare que « l’extrême droite et la droite sénatoriale » entretiennent « une culture de guerre civile ». C’est de « bonne guerre », dira-t-on, ou de « bonne émeute »…

Et le secteur artistique, bien sûr, toujours mobilisé contre les injustices, et accessoirement contre tout autoritarisme, n’est pas en reste : le Festival d’Avignon s’est ouvert avec une minute de silence en hommage au jeune de 17 ans qui a été tué par le policier après un refus d’obtempérer.

Quant à la Défenseure des droits Claire Hédon, parfaitement dans son rôle, elle s’insurge contre le fait de rendre les parents responsables des dégâts commis par les mineurs. « Accuser les parents me paraît d’une violence inouïe pour ces familles qui, dans l’immense majorité, font tout ce qu’elles peuvent pour essayer d’élever le mieux possible leurs enfants », a-t-elle réagi.  Et elle relance la question des « quartiers abandonnés » en demandant de réfléchir « collectivement sur ce que ces jeunes subissent » et en « cherchant à comprendre ». Une de ses premières actions sera aussi d’enquêter sur « la formation au tir » des policiers.

Et cette déclaration a fait sortir Didier de ses gonds.

—  On l’a échappé belle ! Si ces familles font tout ce qu’elles peuvent pour essayer d’élever le mieux possible leurs enfants, qu’est-ce qui se serait passé si elles ne le faisaient pas ? Chaos ? Révolution ? Les mots me manquent…

—  Tu sais bien qu’il ne faut pas prendre tous ces propos au pied de la lettre. C’est politique… Tu as pourtant beaucoup plus d’expérience que moi…

—  Oui, mais quelquefois, je ne sais pas à quoi elle sert, cette expérience. J’ai l’impression de revoir toujours le même film. Désordre, alors demande d’ordre ; pauvreté, alors demande d’argent ; répression, alors demande de liberté. C’est pour ça que je m’enferme de plus en plus dans mes bouquins !

Didier a lâché ça, telle une plainte, mais son fils a remarqué une étincelle dans ses yeux. C’est un fervent partisan du « loisir lettré », comme le fut Montaigne – il l’a appris d’André Compagnon – lorsque celui-ci quitta ses fonctions au Parlement de Bordeaux en 1570. Il a 72 ans, il s’estime en bonne santé, mais il est hors de question pour lui de regarder des séries ou de faire des mots croisés, ou, pire, de participer aux soirées loto organisées par la commune. Il pense que chaque instant qui lui reste à vivre –  car il se sent irrémédiablement poussé vers la sortie – doit être utile, un peu récréatif mais surtout éducatif.

—  Je reprendrais bien du café, gronde encore Didier après un silence. Car j’en ai besoin, ça va trop loin. Il y aurait pourtant un moyen… Tu coupes la 4G et les réseaux sociaux, et le tour est joué !

Dans la pratique, c’est facile. Pour les initiés, c’est une affaire de DNS – si on veut être simple, le répertoire des sites sur Internet où l’on pourrait placer certains en « liste noire ». On le fait d’ailleurs déjà pour des sites illicites. Mais le père de Jean-Bernard enjambe certaines difficultés, et pas des moindres. Il répond :

—  Il n’y a qu’un problème, c’est la liberté d’expression. Elle est inscrite dans la Constitution, et en plus la France a signé des conventions internationales pour la garantir…

—  Parce que tu penses qu’inciter à brûler la mairie ou le commissariat, c’est de la liberté d’expression !

Jean-Bernard n’aime pas quand le visage de son père prend cette teinte encore plus sombre

—  Ce n’est pas si facile. Comment vas-tu faire la part des choses entre ceux qui commentent les événements, qui donnent leur opinion, et ceux, comme tu le dis, qui incitent à la violence. Quand on coupe, c’est tout ou rien… Je sais que le gouvernement va y réfléchir mais il n’y a rien d’évident.

—  Ou alors, faire comme le demande le préfet de l’Hérault…

Effectivement, le préfet de l’Hérault Hugues Moutouh a mis de côté, pour une fois, la langue de bois : « Deux claques et au lit… ». Il a certainement exprimé tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas. Cependant, venant d’un préfet, après la loi de 2019 sur les « violences éducatives ordinaires » interdisant de frapper un enfant, c’est assez détonnant. 

Mais doit-on s’en émouvoir ? songe Jean-Bernard. Les lignes bougent. Il faut raisonner autrement, comme le proclamait un célèbre slogan publicitaire. Après tout, on voit bien des députés, censés faire la loi, se rendre à des manifestations interdites.

—  Et à l’étranger, on se moque de nous ! (Didier est vraiment très en forme.)

Quelle aubaine ! L’Algérie, la Turquie et l’Iran, jamais avares de critiques contre la France, évoquent des discriminations vis-à-vis de la population immigrée, en mettant en cause le « racisme culturel français » et « l’arrogante perception de l’homme blanc ». Voilà qui n’est pas fait pour adoucir les relations internationales avec ce qu’on peut appeler, sans risque de mauvaise perception cette fois, des autocraties.

Didier arpente maintenant le salon.

—  Il te reste toujours du café ?

—  Encore… Tu sais que le café peut énerver… D’ailleurs, je n’en ai plus !

—  Je ne suis pas énervé, et même très détendu… Et Quentin, dans tout ça ? Il en est où ? Il a participé aux émeutes ?

—  Il aurait bien aimé, sans doute, mais il se trouve trop vieux. À 23 ans, il a  déjà 10 ans de plus que certains qui ont été arrêtés !

—  Si je l’avais vu attaquer une mairie, je crois que je l’aurais renié !

—  Allons…

—  Tout de même, quand je pense à ce maire de L’Haÿ-les-Roses, Vincent Jeanbrun… Je me suis rendu au rassemblement de soutien devant ma mairie lundi dernier. Notre maire à nous a dit qu’il « voulait bien être à portée d’engueulade, mais pas à portée de voiture-bélier ». 

—  C’était bien vu…

—  Par contre, j’ai entendu le maire de Trappes. Il affirme, lui, que c’est l’État le principal responsable.

Jean-Bernard l’a entendu aussi sur divers plateaux de télévision. Ali Rabeh, maire de Trappes, aurait identifié la cause des émeutes : ce serait le manque de mixité sociale. Des propos qui ne sont pas nouveaux ; il y a eu dans le passé des tentatives pour y remédier. Mais la mixité sociale ne se décrète pas, elle ne s’impose pas par le haut, sauf à se montrer coercitif. Car il existe une tendance naturelle des populations – qu’on peut déplorer mais qui est réelle – à se retrouver entre soi, à se regrouper par affinités, mode de vie,  culture, intérêt, origine, ou le plus souvent par capacité financière. Il est très difficile de lutter contre cette tendance. Les riches n’ont pas envie de s’installer dans les quartiers populaires où les commodités sont bien différentes ce celles auxquelles ils sont habitués. Et les pauvres trouvent généralement la vie trop chère dans les quartiers dits favorisés, ce qui nécessiterait pour eux une augmentation proportionnée de leurs revenus, et les ferait devenir riches à leur tour. 

C’est bien pour cela que les choses ne changent pas, conclut Jean-Bernard intérieurement.

On ne s’en sort pas.

Et ce maire s’est aussi insurgé contre l’idée de sanctions financières contre les parents : « Une maman qui travaille en horaires décalés chez Carrefour et qui n’est pas là au moment où son enfant sort du collège et traîne dans la rue, elle est toute seule à bosser pour essayer de remplir le frigo ».

Certainement, mais Jean-Bernard se demande si le phénomène des mères qui travaillent est bien récent. Ne les a-t-on pas félicitées après la guerre de 14-18 pour les efforts qu’elles avaient déployés en remplaçant les hommes dans les usines ou dans les champs ? Et l’accès au travail pour les femmes, qu’elles soient mères ou non, n’est-il pas un marqueur de l’émancipation féminine ?

Je devrais me pencher sur la question.

Évidemment, la solution classique pratiquée depuis des décennies est de mobiliser beaucoup d’argent pour les quartiers en déshérence. Néanmoins, l’État ne saurait tout faire, il faudrait aussi de nombreux investissements privés. Mais on peut être frileux, à juste raison, d’investir dans des équipements ou des commerces qui risquent de brûler à tout moment. C’est d’ailleurs ce que vient de déclarer le maire de Saint-Gratien, Julien Bachard, qui après les dégradations dans un complexe commercial, l’incendie d’un centre culturel et la destruction de mobilier urbain dans sa commune, refuse de reconstruire avant qu’on ait retrouvé les « auteurs des faits ».

C’est un des exemples multiples, où ayant identifié la cause d’un problème, on ne dispose pas pour autant de solution.

Et Jean-Bernard, modeste citoyen, ne l’entrevoit pas cette solution.

—  C’est peut-être l’heure d’une sieste après ce très bon petit-déjeuner… murmure alors Didier.

—  Déjà ? Mais tu dois avoir raison…

Oui, il a raison, on trouve parfois la solution dans les rêves.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

10 juillet 2023

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