Chroniques vingt-et-unièmes — Un pouvoir d’attraction — 3 juillet 2023


 Un pouvoir d’attraction 


—  On a parlé rébellion en Russie, et maintenant plus rien… Ce sont les émeutes urbaines qui occupent toute l’actualité. Pour l’instant. Mais je ne veux pas me laisser influencer… Lors de notre dernière rencontre, tu nous as bien dit que Poutine était un agent de l’étranger ?

—  J’espère que vous ne m’avez pas cru ! sourit Jean-Bernard en humant son café-crème.

Il est 8 heures du matin, Jean-Bernard, Charles et Ludovic ont préféré échapper à la chaleur en se rendant très tôt au bistrot du Trocadéro. Leur « cercle militaire informel » reprend un peu de couleurs, quelques habitués discutent au comptoir, eux ont choisi le fond de la salle, comme d’habitude.

—  Presque… poursuit Ludovic. Et tu ne penses pas plutôt que c’est Prigogine… ?

Jean-Bernard fait mine de réfléchir :

—  Drôle d’histoire… Certains prétendent que c’est un coup monté. Mais je me demande qui est le gagnant dans cette histoire. Prigogine se voit exilé en Biélorussie et on ne peut pas dire que Poutine sort grandi de l’aventure.

Ces derniers événements s’ajoutent au reste. Il y a quelques semaines, l’attentat sur le barrage de Kakhovka a déjà provoqué beaucoup de conjectures. Jean-Bernard explique que c’est soit la Russie, soit l’Ukraine qui est à l’origine de l’explosion, car il exclut un autre pays. Mais aucun des deux scénarios n’est à la gloire de la Russie. Parce que si c’est elle, on peut considérer qu’elle en est réduite, pour stopper une offensive ukrainienne, à inonder les terres. Et dans le cas contraire, alors qu’il s’agissait d’une zone occupée par les troupes russes, comment celles-ci ont-elles pu laisser faire une chose pareille ? Il fallait en effet introduire des montagnes d’explosifs et les faire sauter à la base du barrage sur une très grande longueur pour occasionner de tels dégâts. L’ouvrage était-il donc si peu surveillé ?

—  C’est vrai, répond Ludovic, mais pour en revenir à l’expédition de Prigogine, beaucoup de Russes ont détourné la tête. Il y a bien eu Kadyrov qui s’est porté mollement avec ses Tchétchènes au-devant de Wagner, mais à bonne distance. Et Medvedev, on ne l’a pas entendu celui-là !

—  Cela vaut mieux quelquefois, s’esclaffe Charles. On préfère qu’il se taise. Comme Nostradamus, il adore faire des prédictions. Il a par exemple prévu qu’Elon Musk sera président des États-Unis un jour, et il pense qu’un Quatrième Reich va s’instaurer.

—  Carrément… ! commente Jean-Bernard.

—  Oui, un Quatrième Reich qui engloberait bien sûr l’Allemagne, mais aussi l’ancienne Tchécoslovaquie, les pays Baltes, la « République de Kiev » et « autres parias », comme ils les appellent. Est-ce que la France fait partie de ces parias ? Peut-être que ce serait à la suite d’un nouveau conflit perdant entre elle et l’Allemagne. Il voit également un énième partage de la Pologne, la séparation de l’Ulster du Royaume-Uni, qui forcément rejoindrait aussitôt l’Irlande, et même une guerre civile aux États-Unis amenant l’indépendance du Texas et de la Californie. Tout un programme… C’est beau, non ? Sans oublier l’effondrement du système monétaire international avec la disparition des monnaies de réserve que sont le dollar et l’euro. Et oui… Tout se passerait en Asie, désormais. Mais dans l’immédiat, il aimerait régler le compte à l’Angleterre en envoyant un missile hypersonique sur Londres, puisqu’il la considère comme une alliée de l’Ukraine. L’opération militaire spéciale, selon lui, ne viserait qu’à éviter une « troisième guerre mondiale », une œuvre de paix, finalement…

—  Ah bon ? intervient Ludovic, on pensait que c’était pour « dénazifier » l’Ukraine. Quoiqu’à présent, Poutine veut dénazifier tout l’Occident et peut-être même la planète entière…

—  Dénazifier…, reprend Jean-Bernard. En définitive, dans l’esprit de Poutine, c’est Hitler à titre posthume qui aurait gagné. Et c’est cohérent avec le fait que pendant des années, les Soviétiques ont laissé planer le doute sur sa mort alors qu’ils avaient toutes les preuves qu’il s’était suicidé avec Eva Braun le 30 avril 1945. C’était une manière de faire croire que le danger nazi existait toujours, qu’il pouvait renaître de ses cendres dès lors que le chef n’avait pas disparu, et que par conséquent il ne fallait pas baisser la garde contre le fascisme, parce que le véritable ennemi c’était lui. Une théorie que Poutine est en train de reprendre à pleines mains, bien qu’il en utilise les méthodes.

Et Jean-Bernard continue en expliquant que Poutine ne peut pas décréter la mobilisation générale, car ce serait avouer que la Russie est en guerre, alors que pour la population, à force de l’entendre, il ne s’agit que d’une opération limitée.  Mais cette situation « mi-chèvre, mi-choux », même si elle a obtenu peu de résultats sur un plan militaire, a au moins un avantage, c’est celui de créer un état d’exception à l’intérieur de toute la Russie, d’éliminer ainsi tous les opposants qui contestent la parole du Kremlin, et donc de maintenir le « Tsar » au pouvoir. Ce n’est pas si mal dans un monde imprévisible.

Charles approuve et ajoute :

—  Sans même être des opposants, beaucoup d’hommes préfèrent s’enfuir du territoire russe. Et phénomène sans doute lié, on assiste à une épidémie de gender fluid en Russie, toujours dans le même sens : des hommes qui veulent devenir des femmes. La proportion a doublé en un an, et évidemment on peut se demander si ce n’est pas simplement pour fuir la conscription…

—  Excusez-moi, les interrompt Ludovic, je vais revenir aux émeutes urbaines : Poutine doit se dire qu’avec tout ce bazar – ou cette « chienlit » pour reprendre un terme qu’on aime bien chez nous –, nous n’avons pas de leçons à donner, et ça le rassure peut-être. Nos voisins sont sidérés par ce qui se passe ici. Trois jours de casse ! Et on a dit, il n’y a pas si longtemps, que la France était le pays le plus attractif en Europe du point de vue des investissements… Ce n’est pas une rébellion à la Prigogine, mais ça amène du désordre, et Poutine doit se conforter dans l’idée que la démocratie ne vaut pas mieux que son régime. Mais c’est une situation explosive qui n’est pas nouvelle, et qui, justement, n’attend qu’une étincelle pour exploser, avec toujours les verseurs d’huile sur le feu, à gros bouillons…

—  Les verseurs d’huile sur le feu… Pas mal comme expression…

Jean-Bernard jette un regard autour de lui. Deux couples d’Américains viennent de s’engouffrer dans le bistrot. Ils ont courageux : après les gilets jaunes, après le covid, après les manifestations contre la réforme des retraites, ils sont là, tout de même…

La France conserve son pouvoir d’attraction, se dit-il, bien supérieur à celui de la Russie, et c’est peut-être sa plus grande force.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

3 juillet 2023

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