Chroniques vingt-et-unièmes — Besoin de moralistes ? — 24 juillet 2023


 Besoin de moralistes ? 


Giliano Da Empoli ne l’avait pas envisagé. Il n’est pas allé jusqu’à prévoir la rébellion de Prigogine, celui qu’il appelle affectueusement « Genia » dans son livre.

Mais nul n’est devin. 

Kevin déambule parmi les dunes. Il a apprécié le roman. Style alerte qui coule agréablement, et une façon originale de brosser un tableau de l’histoire de la Russie depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, celui qui n’est pas un « Tsar », du moins pas encore, mais en porte tous les atours.

Le Mage du Kremlin. Il se demande s’il doit présenter l’ouvrage à la session de rentrée du Liber Circulo. Car il doit plancher à nouveau après avoir commenté La Recherche de Marcel Proust en fin d’année dernière. Deux exercices en une année seulement ! Une sorte de bizutage du club qu’il vient d’intégrer, à moins qu’il ne s’agisse d’une affection particulière que développe pour lui le professeur Marcus en raison de son agrégation de lettres classiques.

Il choisit un banc cerné par des herbes folles, des Stipa Tenuifolia à ce qui lui semble. Il s’y assoit et s’y renverse, regard tourné vers la mer. Puis reprend le livre, main sous le menton. Il en a retenu quelques idées ou expressions qui lui ont paru pertinentes. Par exemple : 

On ne peut rien contre ce qui nous arrive, mais on peut en trouver un sens, c’est notre seule force. C’est toujours mieux que rien.

Ceux qui ne savent rien s’adaptent mieux au monde nouveau que ceux qui savent. L’ignorance, au fond, serait une arme

Le sérieux et l’effort sont les prérogatives des gens en bonne santé. Les malades se contentent de ce qui est futile. On se demande toutefois si ce ne sont pas les malades, les vrais malades,  qui perçoivent dans l’existence ce qu’il y a d’essentiel.

Des hommes, toute leur vie durant, la façonnent dans le seul but de bénéficier de belles funérailles. Légèrement réducteur, on espère que certains y échappent.

Les jeunes prennent tout au sérieux, c’est la malédiction de leur âge. Du moins, certains jeunes. Beaucoup d’autres se piègent dans un sentiment d’éternité.

Rien n’inspire plus d’effroi qu’une punition aléatoire. C’est la peur de l’incertitude.

Le problème n’est pas que l’homme soit mortel, mais qu’il soit mortel à l’improviste. C’est bien le sujet : nous savons tous que nous allons mourir, mais nous ne voulons surtout pas connaître l’échéance.

Tous ces aphorismes ou réflexions sont donc tirés du Mage du Kremlin, Grand Prix du roman de l’Académie française 2022 tout de même, et finaliste du Goncourt de la même année. 

Une consécration.

Il l’a aimé, comme la plupart des commentateurs. On n’y apprend rien sur les événements des vingt dernières années qui ont forgé la Russie d’aujourd’hui – ils sont dans le domaine public –, mais l’ensemble est bien scénarisé, forme une cohérence, donne une perspective, remplit les vides, le but étant de s’immiscer de force dans l’esprit de Poutine que cherchent à décrypter avec opiniâtreté tous les experts occidentaux. 

Et il l’a finalement préféré au livre qu’il a lu juste avant, Le Jeune Homme, amour impossible mais pourtant consommé entre une « femme d’un certain âge » et un étudiant, récit autobiographique d’Annie Ernaux, toujours auréolée du Nobel, connue selon les critiques pour son « écriture plate », sans « joliesse », qu’elle a choisie délibérément pour intervenir sur des sujets « indignes de la littérature », ce que certains appellent la « vraie vie », celle en fait de tous les jours, que l’on subit avec patience ou avec rage, l’auteure étant considérée comme une observatrice des « grandes problématiques sociales ». 

Bien. Affaire de goût et de spécialistes. Pour sa part, il n’aurait pas forcément voté pour elle si, dans un univers parallèle, il avait fait partie du jury de Stockholm, mais il faut laisser libre cours aux opinions et aux croyances dès lors qu’elles ne nuisent pas à autrui. Et il apprécie d’ailleurs cette pensée de Proust : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir… » 

Trêve de réflexion, il doit se décider. Le problème de Kevin est qu’il a toujours eu du mal à se déterminer, à se positionner sur les versants si différents de la vie. Il suppose qu’il serait plus à l’aise s’il s’agissait de choisir un tableau. Encore qu’il hésite souvent entre la pure représentation du monde et la découverte enivrante de ce qu’a voulu exprimer l’artiste. Et là aussi, impossible pour lui d’émettre un avis clair. Et il envie Cézanne. Si celui-ci disait de la peinture de Rosa Bonheur qu’elle était « horriblement ressemblante », alors que déduire de celle de Pierre Soulages ? 

On s’écarte du sujet. Mais au moins, j’évite de penser au remaniement que toute la presse anticipe depuis un mois. Je salue par contre Jonas Vingegaard, vainqueur du Tour de France, l’épreuve la plus dure qui soit, avec un sentiment attristé pour son malheureux rival, Matej Pogacar, qui reste néanmoins le meilleur coureur cycliste de la planète.

Allons, de la concentration !

Il feuillette à nouveau le roman de Giliano Da Empoli dont « certaines formules », selon Jérôme Garcin – écrivain animateur du « Masque et la Plume » sur France Inter et membre du comité de lecture de la Comédie française –, rappellent « les moralistes et mémorialistes français du XVIIe siècle », comme La Rochefoucauld.

Une analyse décisive, se dit-il : après les derniers événements, on a besoin aujourd’hui de moralistes.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

24 juillet 2023

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