Chroniques vingt-et-unièmes — Les vérités des autres — 29 mai 2023


 Les vérités des autres


Les doutes et les interrogations de Kévin. 

À la fin du Festival de Cannes, et même tout à la fin, après que la Palme d’or a été décernée, on a entendu les termes de « marchandisation de la culture ».

Ce n’est qu’une des facettes du combat général contre la marchandisation, après celles du corps, de la santé et des autoroutes. Cette revendication a été portée par Justine Triet venant juste de recevoir le prix pour son film, Anatomie d’une chute, dans une diatribe ayant suscité beaucoup d’applaudissements, visant le « gouvernement néo-libéral » qui après une « répression féroce » des manifestations contre la réforme des retraites est en train de « casser l'exception culturelle française. »

Elle a précisé le lendemain qu’il ne s’agissait que d’une position personnelle bien qu’elle ait utilisé pour cela la magnifique tribune du festival devant des millions de téléspectateurs, lesquels n’étaient pas seulement français.

La ministre de la Culture Rima Abdul-Malak a tout de même réagi, « estomaquée », en demandant à Justine Triet des chiffres pour étayer ses affirmations. Kévin ne prend pas parti, car il connaît mal le domaine de la culture en France, mais il convient que fournir des chiffres éclaircirait le débat. C’est cependant une pratique qui se perd. Les Français, entend-on dire couramment, sont « fâchés avec les maths », ce qui n’encourage pas la démarche.

Et Jack Lang, aussi, a réagi, mais en se situant à un autre niveau. De son sanctuaire de l’IMA, il a lancé dans la foulée une proposition pour le vote d’une loi « anti-trust » afin de « rétablir une séparation entre l’art et l’argent » – il est vrai qu’au moment de l’instauration de l’ISF par François Mitterrand, il a fait exclure les œuvres d’art de l’assiette d’imposition. 

Un nouveau « Mur de Berlin » entre l’art et l’argent, en quelque sorte. 

Ce serait pour les cinéastes le droit imprescriptible de pouvoir réaliser des « films non rentables », la question du financement n’étant pas vraiment évoquée.

C’est une proposition pour le moins étonnante. Elle suppose, pour qu’on la rétablisse, qu'il y ait eu réellement une séparation dans le passé entre l’art et l’argent. Kévin a beau se creuser la tête, il ne voit pas à quelle époque fait référence Jack Lang. Car sans l’argent, l’art aurait eu peu de chances d’exister. Les artistes de la Renaissance auraient-ils produit leurs œuvres si somptueuses, si de généreux princes mécènes ne les avaient pas commandités, pas seulement pour l’amour de l’art, mais pour montrer leur puissance ?

De même, Léonard de Vinci n’aurait certainement pas entrepris sur sa vaillante mule le voyage de France avec la Joconde dans sa besace s’il n’avait pas espéré bénéficier de la protection du roi François Ier pour couler une retraite heureuse.

Et les toiles des peintres impressionnistes seraient probablement tombées dans les trappes de l’histoire si d’audacieux marchands de tableaux comme Ambroise Vollard, Paul Durand-Ruel ou Alexandre Bernheim, entre autres, découvreurs, certes, de talents, ne les avaient pas achetées en escomptant opérer un gain substantiel, donc dans un but mercantile.

Et ces propos pourraient aussi être jugés injurieux vis-à-vis des artistes. Doit-on considérer qu’ils n’ont pas de besoins ? Qu’ils vivent de l’air du temps ? Que l’argent pour eux est superflu ? Et si ce n’est pas le cas, qu’ils doivent devenir des fonctionnaires de l’État pour les préserver du redoutable secteur privé ? L’URSS, on le sait, expérimenta ce dispositif avec la vocation clairement exprimée de glorifier le régime, mais les artistes y ont-ils gagné en indépendance ?

Autant de questions que Kévin se pose.

Peut-être que ceux qui ont porté ces paroles l’on fait dans le feu de l’émotion ou de l’action sans en mesurer les conséquences. La polémique a, en tout cas, été immédiate entre gouvernement et oppositions qui ont vu là une énième occasion de relancer la contestation d'une réforme qui a fait beaucoup parler d'elle ces derniers mois. Bien sûr, c'est le rôle des oppositions de s'opposer, mais était-ce l'endroit ?

On devrait peut-être aussi séparer l’art de la politique, songe Kévin, puisque c’est la tendance. 

Sujet intéressant, je devrais le présenter à la prochaine réunion du Liber Circulo. 

Le professeur Marcus ne pourra être que d’accord. Et il aimerait connaître les réactions de la petite Ludivine, toujours si prompte à s’enflammer.

Il faut savoir écouter les vérités des autres.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

29 mai 2023

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