Chroniques vingt-et-unièmes — Grande et bronzée et jeune et belle — 12 juin 2023


 Grande et bronzée et jeune et belle


Quentin scrolle sur son smartphone. 

De toute la force de son pouce, il scrolle.

Et quatre syllabes attirent son regard : I-PA-NE-MA.

La fille d’Ipanema n’est plus. Ou plutôt celle qui en interprétait la chanson en anglais, Astrud Gilberto, qui remporta avec ce tube un succès mondial en 1964.

Quentin n’a jamais été un fan de la bossa nova, c’est une question de génération, mais il sait que son grand-père Didier adore cette chanson. Il se souvient de lui quand il en marquait le rythme de son pas chaloupé, en ignorant cependant que derrière ce titre se cache toute une histoire. 

Ipanema, c’est ce quartier huppé de Rio de Janeiro qui se prolonge, devant les gratte-ciel, sous la présence rassurante au loin du Pain de Sucre et du Christ Rédempteur, d’une étendue de sable blond où touristes et Cariocas se précipitent. Nous sommes en 1962, Vinicius de Moraes et Antonio Carlos Jobim, auteur et compositeur, aiment y consacrer leurs après-midi, s’installent souvent au café Veloso, et voient passer régulièrement une jeune créature au teint de miel et à la chevelure d’ébène, d’une splendeur étourdissante, mais dans le regard de laquelle ils croient déceler de la mélancolie. Et cette beauté féminine désenchantée, dont chaque pas sur le rivage brûlant est un hommage à la samba, leur fait ressentir ce qu’est la beauté tout court, celle de la vie, qui ne se présente qu’une fois, et dont on veut retenir des morceaux au fur et à mesure qu’elle nous échappe. Ont-ils été habités d’une soudaine transcendance, ou étaient-il simplement éméchés d’avoir aligné des boissons fortes ? Cette vision les inspire, ils ont déjà une musique en tête, ils y incrustent des paroles qui vont la porter aux quatre coins de la planète.

Tall and tan and young and lovely / The girl from Ipanema goes walking / And when she passes, each one she passes goes – aah / When she walks, she’s like a samba / That swings so cool and sways so gentle…

(Grande et bronzée et jeune et belle / La fille d’Ipanema sort marcher / Et quand elle passe, tous ceux qu’elle dépasse s’écrient – ah / Quand elle marche, elle est comme une samba / Qui oscille si calmement avec des balancements si doux…)

 « Grande et bronzée et jeune et belle… » Comment mieux décrire cette apparition incandescente ? « La fille d’Ipanema » est l’un des plus célèbres tubes du XXe siècle. Comme l’affirmerait Didier, impossible aujourd’hui de composer de telles mélodies qui vous entraînent en dehors de vous-même, qui vous emmènent dans des endroits où communient les sens, où le temps ne semble plus poursuivre sa course effrénée.

Un succès mondial, donc. Alors, forcément, on va s’intéresser à celle qui l’a inspiré. Munis de cette description, les paparazzis se mettent en chasse et ils ne vont pas tarder à la trouver cette inspiratrice. C’est Heloísa Eneida Menezes Pais Pinto, dite Helô Pinheiro. C’est en 1965, elle parcourt à ce moment l’année de ses vingt ans, et sa photo va s’afficher sur la première page du magazine people le plus lu du Brésil. Sans l’avoir voulu, elle est érigée en célébrité, en icône, même, et se prête à des interviews. 

Néanmoins, les contes de fées connaissent toujours leurs jours sombres. Les propositions de contrat s’accumulent autour de la jeune fille, mais sa famille, par peur ou réticence de la voir aspirée par le monde miroitant du show-business, fait barrage. La belle Helô ne touchera pas un centime de cette aventure. Ce n’est que plus tard qu’elle arrivera à se libérer en devenant présentatrice télé, et en faisant même la une du magazine Playboy en 1987. 

Mais tombée dans l’oubli, les héritiers des auteur et compositeur décédés lui feront un procès en 2001, lui reprochant d’avoir utilisé commercialement « La fille d’Ipanema » pour une boutique de vêtements qu’elle a ouverte pour se procurer quelques revenus, un procès qu’elle gagnera, toutefois. 

Car sans elle, la chanson aurait-elle existé ?

Oui, sans elle, son grand-père n’aurait pas cette joie dans le regard, pense Quentin.

Et il continue de scroller. Il passe à l’actualité suivante. Il y est question de l’attaque au couteau d’Annecy. Encore une horreur qui va rallumer les passions. 

Et puis, la supposée contre-offensive ukrainienne dont on attend les signes depuis des mois. 

Le scrolling, pour l’ingénieur repenti qui l’a inventé, est « comme un verre qui se remplit par le bas ». Alors on étanche sa soif. On boit sans raison dans le fleuve de l’actualité.

Quentin se sent esclave du fil d’actu, mais il ne sait comment en rompre les chaînes. 

Et si ce n’était que des chaînes… Car il s’agit peut-être de quelque chose de plus subtil, un entrelacs de liens invisibles qui vous ramène constamment au centre de la toile. C’est comme un filet dont vous cherchez à vous échapper, mais où le moindre pas vous fait culbuter et vous contraint à retomber toujours au fond. 

Dans un sursaut, il ferme son appareil et le glisse dans sa poche. 

Grande et bronzée et jeune et belle.

Il y a cet air lancinant qui le transporte.

Qui oscille si calmement avec des balancements si doux…

Il ferme les yeux.

L’avenir est peut-être à portée de regard.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

12 juin 202

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