Chroniques vingt-et-unièmes — Adoucir les moeurs — 5 juin 2023


 Adoucir les mœurs


—  Trente degrés à Paris en début juin, l’été risque d’être chaud, et même haletant…

Xavier vient de fixer le ciel, pur comme un monochrome de Klein. Sébastien est renversé dans une chaise longue, lui sur un transat, un échiquier sur une table basse les sépare, et ils étouffent sur la terrasse malgré l’ombre du store. À une dizaine de mètres, Émeline et Romane dorment sous la fraîcheur d’un noyer, enfoncées dans des hamacs. Ce n’est pas encore l’été, mais il y en a l’odeur, la saveur, la couleur…

—  Ce n’est pas l’été qui va être chaud, mais l’automne… rétorque Sébastien.

—  Allons…, on ne va pas remettre ça. Tous les ans, c’est la même discussion… L’automne doit toujours être chaud, et ça ne se passe jamais comme on le pense.

—  Mais on s’en prend aujourd’hui à tous les acquis sociaux !

Sur un point, les deux hommes sont d’accord : la proposition d’abrogation du recul de l’âge de la retraite à 64 ans présentée par le groupe Liot n’a pratiquement aucune chance d’arriver à son terme. Sébastien fulmine, mais Xavier s’en doutait depuis le début. Il bâille et explique d’un ton doctoral qui a le don d’énerver son ami :

—  Il y a une constante dans l’histoire. Les populations semblent toujours se partager entre, d’une part, ceux qui s’accrochent à ce qui est acquis, c'est-à-dire au passé, et, d’autre part, ceux qui anticipent l’avenir. Ce sont généralement les seconds qui s’enrichissent alors que les premiers restent sur la route.

Sébastien grimace.

—  Je trouve cet argumentaire spécieux, voire méprisant. Il y a surtout ceux qui n’ont pas la chance de naître dans la bonne famille…

—  Ils ont au moins la chance de naître en France. Ils n’ont pas vu le jour en Haïti ou au Soudan, sans aucun espoir de s’extraire de leur condition. Il y a pire, d'ailleurs : naître intouchable en Inde ! Tu sais exactement ce que ça signifie d’être un intouchable en Inde ? Bien sûr, des quotas leur sont réservés dans l’administration, mais même si les castes ont été officiellement supprimées, le poids des traditions est trop important.

—  On dévie…

—  Pas du tout, continue Xavier. Je cherche simplement à expliquer que si en France on est mal doté à la naissance, il existe des dispositifs pour s’en sortir, des « passerelles » comme on dit, ce qui est loin d’être le cas dans la majorité des pays.

—  Mais ce n’est pas vrai ! En France, il faut compter six générations pour passer de l’extrême pauvreté à la classe moyenne ! 

—  Oui, oui, oui, j’ai déjà entendu cette affirmation. C’est une moyenne qui ne veut absolument rien dire. C’est comme si on faisait la moyenne entre la température de l’Arctique et celle du Sahara. On obtiendrait bien un chiffre, mais on ne saurait pas très bien ce qu’il représente. En réalité, c’est un raisonnement complètement théorique et je vais te dire comment on a déterminé ce chiffre : on a calculé combien est le gain moyen de revenu d’une génération par rapport à la précédente, et compte tenu de la différence de revenu entre une personne pauvre et une autre appartenant à la classe moyenne, on en a déduit qu’il faut environ six générations, soit à peu près 150 ans, pour accéder à celle-ci. C’est un raisonnement qui ne tient pas compte de l’énorme brassage qui se produit en permanence. Beaucoup d’enfants de riches deviennent pauvres en dilapidant ce qu’ils ont reçu, ou tout simplement parce qu’ils veulent se distinguer en prenant le contrepied de leurs parents, et à l’inverse beaucoup d’enfants de pauvres s’enrichissent parce qu’ils refusent de vivre la vie de leurs parents et parce qu’ils sont malins. Je ne porte pas de jugement, c’est la personnalité de chacun, mais j’ai beaucoup d’exemples autour de moi. Et Marcel Proust, observateur avisé de son époque, l’avait déjà constaté. (Xavier s’extrait de son transat, rentre dans le salon et en revient avec un magazine.) Écoute, je vais te lire le passage d’un article de Michel Winock dans L’Histoire. C’est à propos d’À la recherche… : « Ainsi, écrit Marcel Proust, dans les dernières pages de sa conclusion, change la figure des choses de ce monde ; ainsi le centre des empires, et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié, et les yeux d'un homme qui a vécu peuvent-ils contempler le changement le plus complet là où justement il lui paraissait le plus impossible. »

Sébastien s’est levé lui aussi. Une légère brise soulève la poussière. Derrière, Émeline et Romane arpentent dans leurs rêves un autre univers, certainement absurde, mais l’est-il davantage que celui qu’elles viennent de quitter ?

—  C’était pour nous endormir, la révolution reste à faire ! commente-t-il.

—  Il est vrai que Proust a dû écrire ça au creux de son lit, puisqu’il était couché la plupart du temps. Mais tu n'ignores pas que les révolutions se terminent mal, en général…

—  La prochaine sera la bonne !

—  Ce que j’admire chez toi, c’est cette confiance illimitée dans le fond bienveillant de la nature humaine. Ce que, jusqu’à présent, on n’a jamais démontré… Mais pour en revenir à notre propos, ce sont souvent les enfants nés dans des milieux aisés qui veulent renverser la table. Il me semble que ton père était avocat, et ta mère médecin… En ce qui me concerne, quand j’étais jeune, j’avais d’autres préoccupations, mes parents étaient ouvriers, et je sais ce que c’est, moi, que de se serrer la ceinture. Excuse-moi, mais je n’avais pas les moyens d’être de gauche…

—  Alors là, Xavier, ce que tu dis est complètement absurde. Il n’y a aucun rapport entre mes opinions et la situation de mes parents.

—  Ce n’était qu’une hypothèse, il y a des moments où je m’égare.

—  Ah oui, c’est sûr…

Xavier sourit.

—  Finalement, je n’ai plus vraiment envie de cette partie d’échecs. Que penserais-tu d’une bonne sieste pour adoucir les mœurs ?

Et ils se carrent à nouveau sur leurs sièges.

—  Excellente idée, elles en ont quelquefois besoin...


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

5 juin 2023

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