Chroniques vingt-et-unièmes — Penser autrement — 22 mai 2023


 Penser autrement


—  Je suis écœurée…

—  Qu’est-ce qui t’écœure, ma chérie ?

Émeline n’aime pas ces accès de dépression chez Ludivine. Elle rêve quelquefois de retrouver l’âge de sa fille et de revivre les instants d’insouciance de sa jeunesse. Seulement, Ludivine n’est pas du tout insouciante, comme beaucoup de sa génération, comme si un mur infranchissable se dressait devant son avenir.

—  Il y a de plus en plus d’agression contre les LGBT, et encore plus contre les transgenres. On pourrait pas avoir un peu de respect ?

Xavier, qui fixait le paysage derrière la fenêtre, se retourne. Il a déjà réfléchi à la question.

—  Je peux me tromper, mais il me semble qu’il y a une confusion sémantique entre les termes « sexe » et « genre ». 

—  Une confusion quoi ?

—  SÉ-MAN-TIQUE. Le sexe est déterminé à la naissance, à de rares exceptions – je pense aux hermaphrodites –, et se caractérise par des attributs extérieurs bien voyants sur lesquels je ne m’étendrai pas, et des attributs intérieurs – les chromosomes X et Y.  Des attributs difficiles à changer malgré les prouesses chirurgicales. Alors que le genre est plutôt un ressenti, et je conçois tout à fait qu’on puisse naître de sexe masculin et se sentir de genre féminin. Ou l’inverse. Or, on constate beaucoup de demandes de changement de sexe, en Suède ou en Espagne, par exemple, qui ont assoupli leur législation en ce domaine. L’idéal, pour moi, serait de ne pas changer le sexe sur les papiers d’identité, mais d’y ajouter la notion de genre.

—  Tu ne crois pas que les choses sont déjà assez compliquées comme ça ? commente Émeline.

—  Quelquefois, la complication amène la simplicité… Regarde toutes ces discussions et polémiques dans les pays occidentaux –  je ne te parle pas de ce qui se passe en dehors, car on est loin de ces débats. Le point commun, c’est que partout on assimile le genre au sexe, avec des variantes. En Australie, il existe le genre « neutre », et en Allemagne, le sexe « indéterminé ». On entend aussi d'autres propositions, par exemple cinq cases pour désigner le sexe : 1, je suis un homme ; 2, je suis une femme ; 3, je suis un homme mais je me sens une femme ; 4, je suis une femme mais je me sens un homme ; 5, je ne sais pas. Tu ne trouves pas ça aberrant ? N’est-ce pas justement compliqué ? Ne va-t-on pas ajouter un jour des cases nouvelles du type « je suis une femme, mais je me sens un homme, et je me trompe peut-être ». On peut ainsi être imaginatif à l’infini. Ma solution aurait l’avantage de conserver le sexe tout en choisissant le genre, masculin ou féminin, qui convient le mieux. Le genre permettrait de s’appeler monsieur ou madame, et de se donner le prénom adapté. N’est-ce pas ce qui est demandé ?

—  Encore une vision patriarcale…, soupire Ludivine.

—  Là, je ne vois pas le rapport.

—  Il serait temps de revenir au matriarcat…

Xavier fronce les sourcils.

—  Je vais encore te décevoir mais malgré une théorie très à la mode, il n’y a aucune preuve d'existence du matriarcat dans le passé. On prétend qu’il aurait été la règle avant le Néolithique, mais les fouilles des endroits funéraires n’apportent aucun élément. On a cité des sociétés d’Afrique, mais en cherchant bien, on s’aperçoit simplement que dans ces sociétés, les femmes avaient un peu plus de droits qu’ailleurs, ce qui n’est pas vraiment la définition du matriarcat. Et puis il y a les études ethnologiques menées sur des tribus vivant toujours à l’âge de pierre dans des contrées reculées, en Amazonie ou en Papouasie, par exemple. Elles seraient censées avoir conservé le mode de vie du Paléolithique. Eh bien, là aussi, aucune trace de matriarcat. Elles seraient même plutôt sexistes. Ce qui prouve bien…

—  Si on parlait d’autre chose, intervient Élise. 

Elle se méfie de ces discussions aigres qui se répètent sans fin, chacun, comme toujours, restant sur ses positions. Parce qu'ils ont un sacré caractère, ces deux-là ! Le même. Pas étonnant, puisqu’ils ont père et fille. Quand Ludivine était adolescente, elle a constamment redouté une fugue de sa part après une dispute. Un problème très actuel, car une étude montre qu’il y a chaque année des milliers de disparitions de mineurs, la plupart pour fugue – plus de 43 200 en 2022 ! – et principalement pour des conflits parents-enfants. Cela représente en moyenne une disparition toutes les douze minutes.

Xavier acquiesce et se tait. Il y aura toujours l’éternel combat de l’expérience et de l’exigence. Combat de tous les temps sans vainqueurs ni vaincus, parce que les vérités sont fluctuantes selon les âges.

Il se tait. Bien qu’il eût aimé aborder la question du tapis rouge de Cannes, le lieu de toutes les audaces dans l’habillement des femmes, où le corps joue à cache-cache avec la bienséance. Robes semi-transparentes ou en forme de maillot de plage, soutien-gorge en trompe-l’œil, rien n’est trop extravagant pour attirer les objectifs des bataillons de photographes. Il ne faut pas voir là une quelconque recherche d’érotisme, car il est fini le temps où l’on pouvait attarder son regard, on doit penser autrement, se convaincre de la désexualisation du corps de la femme. 

N’est-ce pas d’ailleurs ce que répète Ludivine tous les jours ? Xavier se souvient d’une dernière discussion avec elle où elle encensait le mouvement qui sur TikTok milite contre la « sexualisation des seins » en publiant des vidéos d’allaitement en public.

Très bien, très bien, alors pensons autrement…


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

22 mai 2023

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