Chroniques vingt-et-unièmes — Des limites à tout — 8 mai 2023


 Des limites à tout


Ludivine est allongée sur le canapé du salon. Ses parents Xavier et Émeline ont filé comme presque tous les dimanches au marché de Versailles, l’un des plus fournis de France. Hier, ils sont restés trois heures devant le poste à regarder le couronnement de Charles III. Demain, ce sera au tour des commémorations du 8 mai. 

Elle va s’accorder presque deux heures de calme à écouter la barre de son reliée par Bluetooth à son smartphone. Elle ignore probablement – et d’ailleurs comment pourrait-elle le savoir ? – que le nom du Bluetooth, dont le sigle est constitué de deux caractères runiques superposés, est un hommage rendu par ses concepteurs, mille ans après, au roi « Harald à la dent bleue » qui unifia le Danemark, le convertit au christianisme, permettant ainsi des connexions entre le monde des Francs et l’univers scandinave. C’est ce principe de connexion que les inventeurs du Bluetooth ont voulu sacralisé.

Mais est-ce si important de le savoir ? Faut-il toujours que le passé se projette sur le présent ?

Au bout d’un quart d’heure, cependant, elle réfléchit. Elle regarderait bien une série, mais elle craint de se laisser emporter. Car le problème, c’est que les séries sont extrêmement bien faites et qu’on en devient vite accro. On y trouve dorénavant les meilleurs scénaristes et les dialoguistes les plus inventifs. Et les acteurs, forcément, ont suivi le mouvement. S’y pressent désormais les plus illustres. « Netflix, vois-tu, c’est un vampire qui aspire tout notre temps libre, comme ça, l’air de rien. Toute l’espérance de vie gagnée depuis des décennies y est engloutie ». Elle se rappelle de ce quasi-reproche de Benoît quand elle l’a retrouvé dans le parc de Nanterre. Il venait de lui parler de l’intelligence des corvidés.

 Les corvidés, quelle idée ! Je préfère encore regarder une série. 

Mais il est gentil, Benoît. Avec lui, elle ne craint pas de gestes ou de propos « inappropriés ». C’est surprenant, mais d’après une enquête, et malgré le mouvement #MeToo, ce sont les hommes de 25 à 34 ans qui manifestent le plus de sexisme, depuis la gifle assénée à la compagne, une jalousie exacerbée ou l’imposition de rapports sexuels. Le mouvement aurait-il été contre-productif ? 

Xavier dirait évidemment que c’est une « anomalie de l’époque ». Cependant, cela ne la satisfait pas vraiment. Trop d’« anomalies » à son gré. Il est urgent, selon elle, de tout reconstruire. Et son père, toujours lui, n’est pas contre. « Mais avec de bons architectes », a-t-il encore commenté. Elle ne sait jamais avec lui où se trouve la frontière entre la dérision et un propos sensé.

Et en matière de dérision, peut-être faut-il chercher du côté des Vaginites, le groupe créé par Corinne Masiero (dont la notoriété a explosé après sa prestation effeuillée aux Césars 2021) et deux comparses qui veulent libérer la parole des femmes contre les violeurs et les agresseurs sexuels de tous poils, c'est-à-dire, pour être clair, contre le patriarcat en général. Un « coup de gueule féministe », entend-on, pour que le monde masculin en « prenne pour son grade ». 

Ludivine a assisté à l’un des spectacles. Termes crus, formules percutantes, dénonciation des violences domestiques. Elle a aimé certains moments. Mais elle ne partage tout de même pas ce « Famille, je vous haine » qu’a hurlé Corinne Masiero au micro.

Il y a peut-être finalement des limites à tout.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

8 mai 2023

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