Chroniques vingt-et-unièmes — Laisser choisir l’autre — 24 avril 2023


 Laisser choisir l’autre


Dans le parc André-Malraux de Nanterre, Benoît observe.

Ludivine devrait le rejoindre, mais rien n’est jamais sûr avec elle. Il a l’impression qu’elle mène sa vie comme un oiseau sur une branche, sautillant de l’une à l’autre quand l’ennui l’emprisonne.

Et justement, en tant qu’oiseau, elle devrait s’intéresser comme lui aux corvidés, cette famille regroupant entre autres les corneilles, les choucas, les corbeaux et les pies. 

Étonnants les corbeaux ! Selon une étude réalisée à l’Université d’Osnabrück en Basse-Saxe, leur intelligence est équivalente à celle des chimpanzés avec un cerveau seulement de quatorze grammes ! Contre quatre cents grammes pour un chimpanzé.

Mais d’où viendrait cette intelligence ? On peut évidemment prétendre que les neurones des corbeaux sont plus petits que ceux des chimpanzés et qu’il en existe ainsi beaucoup plus au millimètre carré. Mais des chercheurs avancent d’autres pistes : parmi un certain nombre d’espèces d’oiseaux observés, dont les autruches, les poules et les pigeons, ce sont les corbeaux qui possèdent le plus d’interneurones. Qu’est-ce que les interneurones ? Ce sont des neurones particuliers au centre des liaisons entre différents réseaux de connaissances. On en recense 290 millions dans le cerveau d’un corbeau contre 40 millions dans celui des poules et 1,3 milliard dans celui des humains.

Et cette intelligence, comment se manifeste-t-elle ? On sait par exemple que les corbeaux se reconnaissent dans un miroir, qu’ils peuvent se servir d’un outil – morceau de feuille, brindille… –  pour accéder à de la nourriture, distinguer des visages ou des voix, dissocier les couleurs et même planifier des tâches. C’est important de planifier des tâches, c’est ainsi que l’on mène des projets.

Et le projet de Ludivine, quel est-il ? Sauter d’une branche à l’autre n’en est pas un. Il arrive un moment où l’arbre ne peut plus satisfaire la curiosité, où il faut voler de ses propres ailes…

Le projet de Benoît, lui, est simple : il s’agit de tout comprendre. Un projet mégalomaniaque, pourrait-on dire. 

Alors, que cherchent les corbeaux, quel est leur projet ? À se nourrir avant tout, et à perpétuer l’espèce, sûrement. Est-ce pour cela qu’ils développent un côté sociable ? Ils parviendraient ainsi à tisser des liens avec les humains. Qu’on leur donne à manger et ils sont aimables. Et comme ils ont la faculté de communiquer entre eux, il est par conséquent possible de devenir ami avec toute la communauté avoisinante. Mais l’inverse est également vrai. Se fâcher avec un corbeau peut s’attirer beaucoup d’ennemis…

Les rassemblements de corbeaux intriguent aussi. On leur attribue un rôle social relatif à des événements qui nous échappent encore. Certains évoquent un hommage à la suite de la disparition d’un des leurs, mais il faut peut-être se garder d’une vision trop anthropomorphique.

Benoît parlera à Ludivine de l’intelligence des corbeaux, et il se demande quelle sera sa réaction vis-à-vis de ce qu’elle va tout de suite considérer comme un fake

Ces constatations posent à Benoît toute la question du siège de l’intelligence. La première réponse est le cerveau. Mais qu’est-ce qui le prouve ?

Il pense au blob que l’on peut trouver en forêt dans un milieu humide au détour d’un sentier, dont le nom commun est emprunté à cette monstruosité extraterrestre, visqueuse et gloutonne qui a inspiré pas moins de trois films d’horreur à Hollywood. Heureusement, ce blob-là (scientifiquement le Physarum polycephalum) est plus paisible mais il n’en demeure pas moins une créature surprenante. Car c’est un être vivant, personne n’en doute. Un être vivant toutefois particulier. Qui n’appartient ni au règne animal, ni au règne végétal, ni à celui des champignons. Un règne à lui tout seul ! D’aspect gélatineux, informe, de couleur jaune, généralement de petite taille, mais pouvant atteindre plusieurs mètres carrés, il serait en fait assez proche des amibes. Et il se nourrit de bactéries et de spores de champignons. Mais cela ne nous éclaire pas pour autant. Constitué d’une unique cellule à multiples noyaux, il ne dispose pas de cerveau. Pourtant, des études montrent qu’il est doué d’apprentissage et de mémoire, et qu’il est capable – c’est fou – de trouver le chemin le plus direct dans un labyrinthe pour accéder à des aliments. Alors, où se situent chez lui cette faculté d’apprentissage et le siège de sa mémoire ? Un mystère qui intrigue bien des chercheurs. Pour l’observer dans des conditions spéciales, le blob a même fait l’objet d’expériences à bord de l’ISS – Thomas Pesquet en a parlé – tant il intéresse la communauté scientifique. On peut en effet le couper en plusieurs morceaux qui auront chacun leur vie propre et qui pourront se rassembler à nouveau s’ils en ont l’occasion. Un large champ d’investigations…

Benoît est interrompu dans sa contemplation par un cri derrière lui.

—  Je m'excuse, Benoît, je suis en retard, j’ai couru…

Ludivine s’excuse avec un sourire éclairant son visage d’ange, mais elle n’a pas à le faire, car c’est une situation ordinaire, elle est toujours en retard. Et d’ailleurs, ce n’est pas à elle de s’excuser, elle devrait demander, selon l’expression consacrée, de « bien vouloir l’excuser », mais c’est sans doute une nuance qui lui échappe.

Va-t-il lui parler des corbeaux ou du blob ?

Après tout, pourquoi ne pas la laisser choisir ?


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

17 avril 2023

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