Chroniques vingt-et-unièmes — Tant qu’il y aura de la demande — 3 avril 2023


 Tant qu’il y aura de la demande


—  En fait, je ne suis pas vraiment surprise…

Émeline a rangé sa tablette et prononcé ces paroles en se postant devant Xavier.

—  Surprise de quoi ?

—  Je parle de l’agitation à propos de la réforme des retraites. Rappelle-toi quand en 2004 Raffarin a voulu supprimer le lundi de Pentecôte comme jour férié, avec en contrepartie le versement d’une « contribution autonomie » de 0,3 % par les entreprises…

Cette agitation, Xavier s’en souvient très bien aussi. C’était après la canicule de 2003 et il fallait faire quelque chose pour financer la dépendance. Cela devait être la « journée de solidarité ». On sortait d’une période où, grâce au passage aux 35 heures, les salariés venaient de bénéficier de l’équivalent de dix jours supplémentaires. Et qu’est-ce qu’on demandait ? De restituer un jour. Pourtant, devant le concert de protestations, le projet a été abandonné. Ou plutôt Raffarin a coupé la poire en deux : il a laissé les entreprises s’organiser comme bon leur semblait en supprimant ou non un jour férié, mais il a imposé la cotisation autonomie des entreprises… Là,  il ne s’agissait que d’un jour par an. Alors, travailler deux ans de plus…

—  C’est vrai, j’avais oublié. Le gouvernement invoquait l’intérêt général…

Et il pense en même temps que la notion d’intérêt général est élastique. On la combat ou on la défend en fonction de ses intérêts particuliers.

—  Mais de toute façon, poursuit Émeline, la réforme des retraites n’est qu’un déclencheur. Les gens en ont ras-le-bol : le covid, l’inflation, les inégalités, la démocratie représentative, les dividendes, les riches…

C’est peut-être ce qu’on appelle une démocratie à bout de souffle. La théorie de Xavier est qu’Emmanuel Macron a été élu en 2017 parce que devant l’accumulation des problèmes non résolus, on en avait assez des partis qui gouvernaient le pays depuis soixante ans. Mais six ans après, les problèmes demeurent et on en veut encore et toujours à ceux qui gouvernent. Là aussi, la situation ne change pas.

—  Tu reprends du café ? demande Émeline. 

Puis elle fait remarquer à Xavier la maladresse de Macron – du mépris ou de l’arrogance pour certains. N’a-t-il pas déclaré que « l’émeute ne l’emporte pas sur les représentants du peuple » et que « la foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime au travers de ses élus » ?

—  Il est peut-être dans son monde, rétorque Xavier, mais Victor Hugo avait déjà eu une formule du même genre : « La foule est l’ennemi du peuple ».

—  En tout cas, ça n’est pas passé loin. La motion de censure a été rejetée à seulement neuf voix grâce au groupe Liot, mais il reste la possibilité du RIP…

—  Le référendum ? Tu as vu à Paris pour les trottinettes électriques en libre-service ? Plus de 92 % d’abstention ! Les gens demandent des référendums et ne votent pas ! Résultat des courses, presque 90 % de ceux qui se sont déplacés ont refusé les trottinettes ! Et on raconte que ce sont surtout les boomers. Normal : ce sont eux qui se font renverser…

—  Oui, enfin, ce n’est pas si simple. Tout dépend de l’enjeu…

—  Bien sûr, mais l’enjeu, c’est surtout une question d’appréciation. Et en parlant du groupe Liot, je l’ai trouvé très en forme ce Charles de Courson. Lui qui a 70 ans et qui n’a certainement pas envie de prendre sa retraite, il a quand même été capable avec sa motion de censure de fédérer les oppositions contre le recul de l’âge à 64 ans ! C’est de l’abnégation…

Émeline sent qu’ils pourraient discuter pendant des heures du sujet des retraites, un sujet infini où toutes les passions, toutes les rancunes peuvent s’exprimer.

—  Ça fait partie des contradictions…, dit-elle, tout à coup absorbée par une autre idée. Il y en a bien d’autres et ça me fait penser à ce qui se passe à Berlin : des associations ont obtenu que les femmes puissent se baigner seins nus dans les piscines…

Le communiqué a indiqué : « la natation torse nu sera possible à l’avenir pour les personnes de sexe féminin ou pour les personnes dont la poitrine est de type féminin ». La mesure est présentée comme une grande victoire dans la lutte contre les discriminations et fait maintenant boule de neige en Allemagne. Émeline est féministe, mais elle se demande s’il n’y a pas d’autres moyens pour défendre la cause des femmes.

—  Si ça se développe aussi en France, je sens que je vais me remettre à la natation…

—  Tu me fais honte quand tu dis ça !

—  On peut rigoler… Je ne fais que dire tout haut ce que les hommes pensent tout bas…

—  Tu n’es pas obligé d’être leur porte-parole !

—  Alors, parlons de Marlène Schiappa…

—  Marlène Schiappa dans Playbloy ? J’en étais sûre ! Rassure-toi, elle sera couverte.

—  Je l’espère, c’est mieux pour nos enfants qui lisent Playboy.

Émeline hausse les épaules.

—  Là, tu te trompes. Je ne sais même pas s’ils connaissent le magazine. Il y a suffisamment de sites pornos…

—  Mais bientôt, les sites pornos devront contrôler l’âge de ceux qui se connectent.

—  J’attends de voir. C’est comme pour la drogue : tant qu’il y aura de la demande…

Xavier soupire :

—  C’est bien le problème : la société est en demande sur tout.

Une demande large et une offre limitée. Une situation déséquilibrée où intervient l’éternelle loi du marché avec ses soubresauts, ses crises et ses rancœurs.



FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

3 avril 2023

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