Chroniques vingt-et-unièmes — Le vrai débat — 16 août 2021


 Le vrai débat


18 heures à la gare de l’Est. Un samedi, de surcroît. Ce n’est pas le moment idéal avec les défilés antipass. Malgré un vent frais de nord-ouest, l’air garde la trace  du nitrate de potassium des fumigènes et, en retour, celle du chlorobenzylidène des lacrymos, car des manifestants ont exprimé le désir de faire une pause sur le parvis avant de reprendre l’asphalte du boulevard Magenta qui mène à la place de la République. D’autres déjà rentrent chez eux, certains en famille, se méfiant des black blocs, craignant certainement les dérapages qui accompagnent les fins de rassemblements. 

Xavier les côtoie alors qu’il emprunte le quai pour attraper l'omnibus qui doit le conduire à Meaux chez sa tante et marraine où il va passer la nuit. Une tradition, tous les trois mois environ, qu’il entretient depuis une dizaine d’années, parce qu’il sait que le temps n’a pas envie de s’arrêter, parce qu’il faut égrener les souvenirs de famille qui s’effilochent, bribe par bribe, avec les derniers survivants avant qu’ils ne soient recouverts de l’oubli.

Une grande agitation dans le train. Surexcitation sur les visages qu’accentuent encore les slogans qui s’échangent entre les extrémités du wagon. 

« Liberté, liberté », c’est celui qui revient le plus souvent. Il s’attend à entendre « Égalité, égalité » ou « Fraternité, fraternité ». Xavier songe souvent à ces trois mots, largement dévoyés. Liberté de faire ce que l’on veut au mépris de l’intérêt collectif ? Égalité pour partager ce que possèdent les autres ? Fraternité avec soi-même ou ceux qui pensent comme soi ?

Il se faufile, profitant de quelques places restées vacantes par ceux qui préfèrent arpenter la travée centrale.

Sur la banquette opposée, un homme continue une conversation, avec lui-même ou avec des ombres, ou peut-être avec un passager qui, excédé, fuit vers l’arrière du compartiment. Sans le désirer, Xavier vient de saisir le relais et l’inconnu d’une cinquantaine d’années, explique calmement :

—  Tout le monde sait que le virus est sorti d’un laboratoire, que c’est l’Institut Pasteur qui l’a fabriqué. Pas besoin d’accuser la Chine…

« Tout le monde sait… », réfléchit Xavier. Ce sont généralement ceux qui en savent le moins qui parlent le plus. La Fontaine l’a déjà montré dans sa fable « Le singe et le dauphin » : 


De telles gens il est beaucoup 

Qui prendraient Vaugirard pour Rome, 

Et qui, caquetant au plus dru, 

Parlent de tout, et n’ont rien vu.


Mais ce n’est pas faire preuve d’une intuition démesurée que de penser que la situation ne se prête pas vraiment à invoquer La Fontaine. L’homme reprend :

—  Mais comment Dieu a pu laisser faire ça ! Il faut vraiment être diabolique pour y avoir pensé : fabriquer un virus qui tue des millions de gens ! Et vous savez pourquoi ?

Xavier ne peut tenter qu’un signe d’incompréhension, que son interlocuteur peut interpréter comme une approbation muette.

—  Parce que nous sommes trop nombreux sur terre, continue l’homme, faisant les questions et les réponses. Avant, on déclenchait des guerres. Et comme il n’y a plus de guerres, on crée des virus ! Et comme ça, les labos peuvent s’en mettre plein les poches. Voyez, on parle maintenant d’une troisième dose. Mais quand ils estimeront qu’ils ont gagné assez d’argent, l’épidémie s’arrêtera, comme par enchantement…

Xavier écoute. Même s’il en avait envie, ce serait difficile de réagir, son vis-à-vis saute d’un sujet à l’autre avant qu’il ne puisse réunir des arguments, et en fin de compte doit-il en réunir ? Il se demande simplement ce que Dieu ou le diable viennent faire dans tout ça, ils ont suffisamment de quoi s’occuper ailleurs. Beaucoup de religiosité. À la gare de l’Est, il a aperçu un panonceau abandonné près d'un pilier. On y lisait : « Macron, retourne en Enfer ». Celui qui l’a écrit est bien renseigné, qui prouve que Macron sort de là ?

Pour que s'installe ce genre de propos, le débat, il en est sûr, n’a pas été bien posé. Un débat fondamental qui se résume en ces termes : Veut-on une société qui protège, au prix de quelques contraintes ? Ou bien la liberté accordée à tout le monde, en rendant chacun responsable de ses actes. Être responsable de ses actes, c’est accepter d’être malade, et, éventuellement, de mourir parce que dans ce modèle, on n’augmente pas à l’infini le nombre de lits de réanimation.

Or, ce deuxième scénario est inimaginable, contraire à toute l’évolution de la France depuis l’après-guerre. Il n’est admis que le premier – cette société qui protège –, mais sans contraintes, dans lequel s’élève, abusivement, le débat de la liberté, sachant que l'aliénation d’une mince partie des libertés est la contrepartie de la protection généreuse qu’assure ladite société.

Comme il sent le regard appuyé sur lui avec insistance, il se risque à répondre prudemment :

—  Parce que vous pensez que tout est aussi organisé… ?

—  Mais oui, entend-il, venant d’une trentenaire de la banquette latérale, comme vous pouvez être naïf, monsieur ! Oui, c’est fait par les labos. Pour faire du fric !

Le fric. C’est vrai que l’argent est censé mener le monde, la critique y perdrait de son lustre s’il en était différemment, et ce serait porter injure à tous ceux qui, à tort ou à raison – souvent à tort –, ont clamé cette conviction dans un combat à vie, car ils sont morts à présent.

—  Et d’ailleurs, continue la trentenaire, les gens du gouvernement eux-mêmes, eh ben… y croient pas au vaccin.

Là, Xavier se sent obligé de réagir :

—  Pourtant, on les a vus se faire vacciner…

—  Mais non, les politiques ne se sont pas fait vacciner, ils ont mis de l’eau salée dans les seringues devant les caméras !

—  Comment vous le savez ?

—  On le sait, tout simplement… On n’est quand même pas des Bleus !

—  Et pourquoi ils l’auraient fait ?

—  Parce que c’est des  politiques, justement ! Mais il faut lire les vraies informations, monsieur !

Autour, les cris ont baissé en intensité, le petit espace du milieu du wagon est devenu soudainement sujet d’attention. Xavier n’aime pas trop se sentir le centre d’attraction. Derrière lui, un autre s’en mêle :

—  Moi, j’ai cinquante ans, je suis parfaitement en forme, je ne risque pas grand-chose. Mais si j’en avais soixante-quinze, je me dirais : « Avec le virus, le temps est peut-être venu. » Après tout, on doit bien mourir un jour…

Xavier frissonne : l'intervalle qui sépare soixante-quinze de cinquante paraît donc une éternité pour cet homme. Et que pensent de lui les jeunes qui en ont vingt ? 

Il se laisse envahir par un grand sentiment de perplexité, on a parlé avec profusion, lors des débats non-stop sur les plateaux de BFM, CNews, LCI et Franceinfo, du « manque de pédagogie » du gouvernement. « Il faut inciter plutôt que contraindre », la formule est revenue sans cesse dans les propos de politiques et sociologues de tous bords. Mais il doute que tous ces ardents convaincus de la nocivité du vaccin, du complot mondial, ou simplement de l'impératif de conserver sa faculté d’agir quelles que soient les circonstances, soient perméables à la moindre parole issue de l’autorité. Pour comprendre, la première obligation est d'écouter, et il craint qu’on ne soit là face à un mur infranchissable. Il repense à l’analyse très pertinente d’un journaliste qui a comparé la situation aux années cinquante quand les irréductibles du stalinisme niaient, malgré toute les preuves accumulées et les témoignages, les persécutions et la présence des camps en Sibérie. Il existe des réalités parallèles qui ne se rencontrent pas et il est illusoire de vouloir les rapprocher. Et lui poursuit une ambition plus modeste : reprendre le cours de sa vie après dix-huit mois de privation de liberté. C’est-à-dire retourner au théâtre, parcourir à nouveau les expositions, dîner au restaurant entre amis. Pour ce faire, le vaccin lui a paru la meilleure solution pour y parvenir, et il a fait le nécessaire. Ce ne sont certainement pas les 0,3 % de la population qui manifestent qui vont l’empêcher de la reprendre, cette vie.

Cédant à un mouvement d’humeur, il se lève brusquement, la tête bourdonnante et vaguement nauséeux, puis s’échappe du train. Parmi toute cette cohue de « résistants », il se sent trop seul pour soutenir le pass sanitaire considéré selon certains comme « l’une des mesures les plus coercitives de contrôle social ». Il partagera une autre fois les souvenirs de famille.


FIN


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Gauthier Dambreville - Chroniques vingt-et-unièmes

16 août 2021

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